Analyse


L’euthanasie, qu’elle soit acceptée ou refusée, est associée aux Pays-Bas à un retentissement moral et psychologique non négligeable chez les médecins


15 02 2023

Professions de santé

Médecin généraliste
Analyse de
Evenblij K, Pasman HR, van Delden JJ, et al. Physicians’ experiences with euthanasia: a cross-sectional survey amongst a random sample of Dutch physicians to explore their concerns, feelings and pressure. BMC Fam Pract 2019;20:177. DOI: 10.1186/s12875-019-1067-8 Disponible sur: https://bmcfampract.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12875-019-1067-8


Question clinique
Quelles sont les préoccupations, les sentiments et la pression vécus par les médecins lorsqu’ils sont confrontés à une demande d’euthanasie ou de suicide assisté d’un patient présentant un cancer ou non ?


Conclusion
Les résultats de l’enquête analysée ici montrent que la société devrait être consciente de l'impact des demandes d'euthanasie et de suicide assisté sur les médecins. La tension ressentie par les médecins peut diminuer leur volonté de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté. D'autre part, les médecins ne devraient pas être forcés de franchir leurs propres limites morales ou être tentés de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté dans des cas qui ne répondent pas aux critères légaux.


Contexte

L’euthanasie n’est légalement dépénalisée dans certaines situations que dans certains pays comme la Belgique (depuis 2002) ou les Pays-Bas. Minerva a analysé une étude conduite dans ce dernier pays en 2021 sur l’euthanasie et le suicide assisté chez les patients âgés présentant une accumulation de troubles liés à l’âge (1,2). La conclusion en était que l’analyse de documents d’enregistrement sélectionnés pour l’euthanasie suggérait qu’une accumulation de troubles liés à l’âge conduisant à une demande d’euthanasie et de suicide assisté est souvent liée à la dimension psychosociale et existentielle de la souffrance. Les résultats de cette étude unique invitaient à la réflexion sur notre attitude face aux troubles liés à l’âge qui engendrent des souffrances (insupportables), à la fois selon une approche médicale spécifique et une prise en charge sociale. Une enquête réalisée en 2016 auprès de médecins néerlandais (3) a exploré les préoccupations, les sentiments et la pression vécus lorsqu’ils reçoivent des demandes d'euthanasie ou de suicide assisté.

 

 

Résumé

Population étudiée

  • échantillon aléatoire de 1100 médecins généralistes, 400 médecins de soins aux personnes âgées, 1000 médecins spécialistes (travaillant en milieu hospitalier) et 500 psychiatres, dont les adresses ont été obtenues à partir d'une banque de données nationale.

 

Protocole d’étude

  • enquête, conduite en 2016, par questionnaire de 12 pages, similaire à celui utilisé pour la deuxième (2011) et la première (2005) évaluation de l'acte d'euthanasie néerlandais
  • ce questionnaire contient des informations notamment sur les demandes d’euthanasie pour des patients non cancéreux, sur les éventuelles pressions exercées sur le médecin, sur les problèmes engendrés par la demande ; les domaines explorés sont les suivants : 
    • Les médecins sont-ils préoccupés par le processus d'euthanasie et, si oui, sur quels aspects spécifiques ?
    • Les médecins se sentent-ils obligés de pratiquer l'euthanasie lorsqu'ils reçoivent une demande d'euthanasie et, si oui, par qui ?
    • Quels sont les facteurs associés au fait de ressentir de la pression ?
    • Quels sentiments sont éprouvés par les médecins qui ont accédé à une demande et demandent-ils de l'aide ?
    • Quels sont les facteurs associés au fait que les médecins considèrent l'euthanasie comme un fardeau ?
  • la moitié des médecins ont été invités à répondre à des questions sur le cas le plus récent dans lequel ils ont refusé une demande, l'autre moitié a été invitée à répondre à des questions sur le cas le plus récent dans lequel ils ont accepté une demande.

 

Résultats 

  • 1374 (52%) des 2657 médecins éligibles sur les 3000 échantillonnés ont répondu
    • raison de la non-réponse (donnée par 201 des 1283 non-répondeurs) : principalement manque de temps (n = 148)
    • 248 ont répondu à des questions sur une demande refusée d’euthanasie et 245 sur une demande acceptée
    • les autres répondeurs : jamais reçu de demande, jamais accordé ou jamais refusé une demande, ou raison inconnue
  • préoccupations des médecins qui ont reçu une demande d’euthanasie
    • en cas de refus : 48,0% redoutent le fardeau émotionnel de l'exécution de l'euthanasie, contre 58,3% des médecins en cas d’acceptation (p = 0,026)
    • en cas de refus : les préoccupations concernant le respect des critères de diligence, les relations avec les proches du patient et les réactions des autres dispensateurs de soins sont plus fréquemment signalées qu’en cas d’acceptation (38,5% contre 21,7% ; p < 0,001 ; 28,3% contre 11,4% ; p < 0,001 ; et 18,3% contre 5,4% ; p < 0,001)
    • fardeau administratif lié à la notification du décès non naturel : redouté par 41,4% des médecins en cas d’acceptation contre 24,4% en cas de refus ; p < 0,001
  • pression subie par les médecins ayant reçu une demande 
    • 44,4% ont ressenti une pression de la société en général pour accéder à la demande contre 40,8% qui n’ont pas ressenti de pression ; 14,8% étant sans avis
    • en cas de refus, 60,3% se sont sentis poussés par le patient à accéder à la demande, comparativement à 13,2% en cas de demande acceptée (p < 0,001) ; il y avait également plus de médecins qui se sont sentis poussés par les proches du patient à accéder à la demande (31,7% versus 6,2% ; p < 0,001) et par le patient et/ou ses proches pour effectuer l'euthanasie dès que possible (35,5% contre 22,6% ; p = 0,002) ; peu de médecins ont déclaré avoir subi des pressions de la part de collègues ou de la direction de leur établissement pour accepter ou refuser la demande
    • en cas de refus pour un patient âgé de 80 ans ou plus : les médecins étaient 2,03 fois plus susceptibles de se sentir poussés par le patient à accéder à sa demande que pour un patient âgé de 64 ans ou moins (avec IC à 95% de 1,08 à 3,78)
    • en cas de refus pour un patient ayant une espérance de vie de 6 mois ou plus : les médecins étaient 3,89 fois plus susceptibles de se sentir sous pression que pour un refus d'une demande d'un patient dont l'espérance de vie était inférieure à 1 mois (avec IC à 95% de 1,5 à 9,99) 
    • en cas de cancer : les médecins étaient moins susceptibles de se sentir sous pression   (OR de 0,38 avec IC à 95% de 0,19 à 0,74)
    • médecins spécialistes : ils étaient moins susceptibles de se sentir poussés par le patient à accéder à la demande par rapport aux médecins généralistes (OR de 0,35 avec IC à 95% de 0,13 à 0,95)
  • sentiments rapportés par les médecins qui ont accepté une demande
    • 66,7% des médecins ont déclaré se sentir à l'aise après avoir effectué l'acte ; il s'agissait surtout d'un sentiment de satisfaction 
    • simultanément, 80,0% ont signalé un sentiment d'inconfort : ressentiment de fardeau (49,6%), de lourde responsabilité (45,8%), d’émotion (44,2%)
    • la majorité des médecins (62,2%) n'ont pas demandé de soutien par la suite ; parmi les médecins qui l'ont fait (37,8%), la plupart ont recherché le soutien de collègues ou de proches
    • âge du médecin : les médecins âgés de 40 à 54 ans étaient 2,18 fois plus susceptibles (IC à 95% de 1,11 à 4,28) de percevoir l'euthanasie comme un fardeau par rapport à ceux âgés de 39 ans ou moins
    • nombre de demandes : les médecins qui n'avaient reçu aucune demande explicite ou une seule demande explicite au cours de l'année précédente étaient environ 2,5 fois plus susceptibles de percevoir l'exécution de l'euthanasie comme une charge par rapport aux médecins qui avaient reçu 3 demandes ou plus au cours de l'année précédente (OR de 2,49 (avec IC à 95% de 1,15 à 5,39) et OR de 2,58 (avec IC à 95% de 1,24 à 5,39)
    • les médecins qui se sont sentis obligés par le patient et/ou ses proches de pratiquer l'euthanasie dès que possible (OR de 1,91 avec IC à95% de 1,03 à 3,53) et les médecins qui craignaient d'administrer les médicaments mortels étaient plus susceptibles d'éprouver des sentiments pénibles (OR de 2,22 avec IC à 95% de 1,27 à 3,87).

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que la société devrait être consciente de l'impact des demandes d'euthanasie et de suicide assisté sur les médecins. La tension ressentie par les médecins peut diminuer leur volonté de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté. D'autre part, les médecins ne devraient pas être forcés de franchir leurs propres limites morales ou être tentés de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté dans des cas qui ne répondent pas aux critères de diligence raisonnable.

 

Financement de l’étude

Cette enquête a été financée par the Netherlands Organization for Health Research and Development (ZonMw, project number 3400.8002).

 

Conflit d’intérêt des auteurs

Les auteurs déclarent n'avoir aucun intérêt concurrent.

 

 

Discussion


Evaluation de la méthodologie

Il s’agit d’une enquête (et non d’une étude de recherche clinique) réalisée auprès d’un échantillonnage de médecins néerlandais qui peuvent être confrontés à une demande d’euthanasie. Une enquête (« survey » en anglais) peut être l’objet de biais qui se retrouvent dans la présente publication, dont le principal est le biais de sélection. En effet, seuls 37% des médecins contactés ont répondu au questionnaire et il est impossible de savoir si les non-répondeurs ont des avis différents des répondeurs. Un autre bais possible est le biais de rappel, dû à des différences dans l'exactitude ou l'exhaustivité du rappel des expériences vécues. Il existe des recommandations pour conduire des enquêtes et minimiser leurs biais potentiels (4,5). La force de ce questionnaire est d’être réalisé pour la 3ème fois : on peut espérer que les auteurs aient adapté leurs questions en fonction des problèmes rencontrés antérieurement. Il faut cependant remarquer que très peu d’informations sont disponibles quant à la construction des questions, si ce n’est la volonté exprimée d’explorer les demandes d’euthanasie chez des patients non cancéreux. 

 

Interprétation des résultats

Les résultats rapportés ont été obtenus dans le système de soins des Pays-Bas, un des rares pays qui a dépénalisé l’euthanasie sous certaines conditions comme la Belgique. Dans les trois pays du Bénélux, comme l’explique très bien la revue Prescrire (6), une loi a dépénalisé partiellement l’euthanasie, définie comme un acte qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à sa demande. Aux Pays-Bas et au Luxembourg, mais pas en Belgique, la loi a dépénalisé partiellement l’assistance au suicide en même temps que l’euthanasie. Dans les trois pays, l’acte d’euthanasie n’est autorisé que pratiqué par un médecin, à la demande volontaire et réfléchie du patient, dans le cas d’une maladie incurable entraînant une souffrance insupportable et sans perspective de soulagement. D’après les statistiques et enquêtes publiées, l’euthanasie concerne environ 2% de l’ensemble des décès en Belgique, réalisée surtout pour des patients au stade terminal d’un cancer (7). Si les Néerlandais semblent respecter la législation de façon presque parfaite, ce ne serait pas le cas en Belgique où près de la moitié des cas ne serait pas déclarée en Flandres (8) et où une minorité est rapportée sur les certificats de décès (9). Ces quelques données montrent combien il faut être prudent pour extrapoler les données des enquêtes conduites aux Pays-Bas à la Belgique. 
L’enquête actuellement analysée lève un voile sur un sujet rarement abordé, l’impact psychologique qu’a sur le médecin une demande d’euthanasie, refusée ou acceptée. Cet aspect très important devrait faire l’objet en Belgique d’enquêtes et d’études en tenant compte des pratiques différentes par rapport aux Pays-Bas et notamment concernant la réalisation non déclarée de l’euthanasie qui semble assez fréquente dans notre pays. L’objectif serait de cerner le problème et apporter un encadrement adéquat. 

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

L’euthanasie a fait l’objet d’une loi en Belgique et sa pratique, à déclaration obligatoire, est donc encadrée par la loi (10). La pratique clinique doit donc suivre cette loi. Les dispositions légales belges ne sont pas identiques à celles d’autres pays ayant dépénalisé l’euthanasie et il faut donc se baser sur les règles nationales. Le service public fédéral, notamment santé publique, fournit nombre d’explications sur les procédures à suivre (11). 

 

 

Conclusion de Minerva

Les résultats de l’enquête analysée ici montrent que la société devrait être consciente de l'impact des demandes d'euthanasie et de suicide assisté sur les médecins. La tension ressentie par les médecins peut diminuer leur volonté de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté. D'autre part, les médecins ne devraient pas être forcés de franchir leurs propres limites morales ou être tentés de pratiquer l'euthanasie et le suicide assisté dans des cas qui ne répondent pas aux critères légaux.

 

 


Références 

  1. Cosyns M. Euthanasie et suicide assisté chez les patients âgés présentant une accumulation de troubles liés à l’âge. MinervaF 2021;20(8):96‑9
  2. van den Berg V, van Thiel G, Zomers M, et al. Euthanasia and physicianassisted suicide in patients with multiple geriatric syndromes. JAMA Intern Med 2021;181:245-50. DOI: 10.1001/jamainternmed.2020.6895
  3. Evenblij K, Pasman HR, van Delden JJ, et al. Physicians’ experiences with euthanasia: a cross-sectional survey amongst a random sample of Dutch physicians to explore their concerns, feelings and pressure. BMC Fam Pract 2019;20:177. DOI: 10.1186/s12875-019-1067-8
  4.  Burns KE, Duffett M, Kho ME, et al. A guide for the design and conduct of self-administered surveys of clinicians. CMAJ 2008;179:245‑52. DOI: 10.1503/cmaj.080372
  5. Edwards P. Questionnaires in clinical trials: guidelines for optimal design and administration. Trials 2010;11:2. DOI: 10.1186/1745-6215-11-2
  6. Prescrire Rédaction. Euthanasie dans les pays du Benelux. Prescrire 2013;33:694‑8
  7. Commission fédérale de Contrôle et d’Évaluation de l’Euthanasie – C. EUTHANASIE – Chiffres de l’année 2020 [Internet]. 2021 Disponible sur : https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/sites/default/files/documents/cfcee_chiffres-2020_communiquepresse.pdf
  8. Smets T, Bilsen J, Cohen J, et al. Reporting of euthanasia in medical practice in Flanders, Belgium: cross sectional analysis of reported and unreported cases. BMJ 2010;341:c5174. DOI: 10.1136/bmj.c5174
  9. Cohen J, Dierickx S, Penders YW, et al. How accurately is euthanasia reported on death certificates in a country with legal euthanasia: a population-based study. Eur J Epidemiol 2018;33:689‑93. DOI: 10.1007/s10654-018-0397-5
  10. Loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie. Moniteur belge [Internet]. 22 juin 2002; Disponible sur: https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&table_name=loi&cn=2002052837
  11. SPF Santé Publique, Sécurité de la Chaîne Alimentaire et Environnement. Euthanasie – Médecins. Disponible sur : https://www.health.belgium.be/fr/sante/prenez-soin-de-vous/debut-et-fin-de-vie/euthanasie/euthanasie-medecins

Auteurs

Sculier J.P.
Institut Jules Bordet; Laboratoire de Médecine Factuelle, Faculté de Médecine, ULB
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.

Glossaire

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