Revue d'Evidence-Based Medicine



Gabapentine pour le traitement de la dépendance à l’alcool : des résultats à confirmer



Minerva 2014 Volume 13 Numéro 9 Page 112 - 113

Professions de santé


Analyse de
Mason BJ, Quello S, Goodell V, et al. Gabapentin treatment for alcohol dependence: a randomized clinical trial. JAMA Intern Med 2014;174:70-7.


Question clinique
La gabapentine augmente-t-elle le taux d'abstinence, réduit-elle les fortes consommations d'alcool, les insomnies, dysphories et désirs insatiables (craving) liés à une dépendance à l’alcool, et existe-t-il un effet dose-réponse?


Conclusion
Cette étude unicentrique, randomisée, en double aveugle, de 150 patients (ambulants, volontaires et récemment abstinents) montre un intérêt de la gabapentine versus placebo dans le traitement de la dépendance à l'alcool, particulièrement à la dose de 1800 mg (probable effet dose-réponse). Au vu des limites relevées dans cette étude, et bien que les résultats observés soient encourageants dans la mesure où l’approche thérapeutique médicamenteuse est limitée actuellement, l’utilisation de la gabapentine en pratique ne peut être recommandée. L'accompagnement psycho-social reste primordial.


Que disent les guides de pratique clinique ?
Dans la prise en charge de la dépendance alcoolique, le guide de bonne pratique NICE insiste sur l'accompagnement psycho-social tant du patient que de l’entourage et le juge comme primordial. L’objectif thérapeutique est une abstinence prolongée, voire une consommation contrôlée, préférable pour certains patients. Ceux-ci pourraient être identifiés en début d’accompagnement thérapeutique. Lorsqu’un traitement médicamenteux est envisagé en première ligne de soins, mieux vaut s'en tenir actuellement aux molécules validées qui reprennent dans leurs indications le traitement de la dépendance à l'alcool telles que l’acamprosate et le disulfirame. Ces médicaments ne sont pas dépourvus d’effets secondaires et le clinicien sera attentif à les rechercher.


Gabapentine pour le traitement de la dépendance à l’alcool : des résultats à confirmer

 

Contexte

Les décès liés à l'alcool sont estimés à 5,9% des décès de toutes causes et 5,1% des DALY (disability-adjusted life-years) sont attribuables à la consommation problématique d'alcool (1). Dans les pays aux revenus moyens à élevés, les coûts liés à ces problèmes dépassent 1% du produit national brut, faisant de cet usage un des plus importants facteurs de risque de maladies évitables. La dépendance à l'alcool est une maladie chronique cyclique marquée par un usage compulsif, l'incapacité de stopper ce comportement malgré ses conséquences délétères, et l'apparition d'un syndrome de manque à l'arrêt de la consommation. Les médications spécifiques sont relativement peu nombreuses. Cette étude propose la gabapentine, médication modulatrice de la neurotransmission du système GABA comme traitement de la dépendance à l’alcool. L'hypothèse testée est que la gabapentine serait associée avec une augmentation linéaire dose dépendante au taux d'abstinence et d'absence de forte consommation ainsi qu’à une diminution des symptômes liés au sommeil, à l'humeur et aux désirs insatiables.

 

Résumé

 

Population étudiée

  • 150 patients recrutés par annonces publicitaires et sur internet par un centre spécialisé en Californie entre 2004 et 2010
  • critères d'inclusion : âge supérieur à 18 ans et répondant aux critères DSM-IV de dépendance à l'alcool, avec abstinence depuis au moins 3 jours avant l'inclusion
  • critères d'exclusion : risques de syndrome de sevrage sévère (score CIWA-Ar), abstinence de plus d'un mois, dépendance à d'autres produits que l'alcool ou la nicotine, test urinaire positif pour les benzodiazépines, la cocaïne, le THC (tétrahydrocannabinol), la méthadone ou les opiacés, présence d'un trouble psychiatrique cliniquement significatif.

 

Protocole d’étude

  • étude randomisée, contrôlée, unicentrique en double aveugle, sur une durée de 12 semaines
  • 49 patients dans le groupe placebo, 54 dans le groupe gabapentine à 900 mg et 47 dans le groupe gabapentine à 1 800 mg
  • suivi des patients 1 x/semaine avec un entretien guidé et suivi exploratoire post-étude aux semaines 13 et 24 pour 65 patients
  • dosage des GGT et tests urinaires mensuels à la recherche d’abus de drogues.

 

Mesure des résultats

  • analyse en intention de traiter
  • critères de jugement primaires : taux d'abstinence complète et taux d'absence de forte consommation
  • critères de jugement secondaires : envie insatiable (« drinking urges » évaluée via le Alcohol Craving Questionnaire Short Form), troubles du sommeil (Pittsburgh Sleep Quality Index), troubles de l'humeur (Beck Depression Inventory II) et dosage des GGT
  • analyse des résultats faite en modèle d’effets fixes.

 

Résultats

  • durée moyenne de l'étude : 9,1 semaines (ET = 3,8) et statistiquement similaire entre les groupes (p = 0,52)
  • sorties d’étude : 65 patients sur 150 dont 60 repris comme non répondeurs car ayant consommés de l’alcool avant la fin de l’étude
  • critères de jugement primaires :
    • taux d'abstinence à 12 semaines : 4,1% (avec IC à 95% de 1,1% à 13,7%) dans le groupe placebo ; 11,1% (avec IC à 95% de 5,2% à 22,2%) dans le groupe gabapentine 900 mg et 17% (avec IC à 95% de 8,9% à 30,1%) dans le groupe gabapentine 1 800 mg, avec p = 0,04 pour la probabilité d’un effet dose-réponse linéaire et un NNT= 8 pour le groupe gabapentine 1 800 mg
    • taux d'absence de forte consommation : 22,5% (avec IC à 95% de 13,6% à 37,2%) dans le groupe placebo ; 29,6% (avec IC à 95% de 19,1% à 42,8%) dans le groupe 900 mg et 44,7% (avec IC à 95% de 31,4% à 58,8%) dans le groupe 1 800 mg, avec p = 0,02 pour la probabilité d’un effet dose-réponse linéaire et un NNT = 5 pour le groupe gabapentine 1 800 mg
  • critères de jugement secondaires : effet dose linéaire similaire pour les désirs insatiables (F2 = 3,56, p = 0,03), les troubles du sommeil (F2 = 136, p < 0,001) et les troubles de l'humeur (F2 = 7,37, p = 0,001).
  • étude exploratoire à la semaine 24 pour les patients ayant terminé l’étude : maintien de l’effet dose-réponse linéaire pour le taux d’abstinence, le nombre de boissons/semaine et le nombre de jours de consommations excessives/semaine
  • pas d’effet indésirable sérieux relevé.

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que la gabapentine (particulièrement à la posologie de 1 800 mg/jour) est efficace dans la prise en charge thérapeutique de la dépendance à l'alcool ainsi que des symptômes associés tels que l’insomnie, les troubles de l’humeur et les désirs insatiables. Elle a un bon profil de sécurité. La gabapentine peut être une option thérapeutique majeure dans la prise en charge thérapeutique médicamenteuse de la dépendance à l’alcool.

 

Financement

National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism ; Pfizer Pharmaceuticals Inc. a fourni la gabapentine et le placebo.

 

Conflits d'intérêt

NIAAA et Pfizer n'ont eu aucun rôle dans la construction et la conduite de l'étude. Une auteure a été consultante pour de nombreuses firmes.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie 

Les auteurs ont utilisé le DSM-IV (2) pour la définition de la dépendance à l’alcool. La dépendance a été évaluée par des outils standardisés et reconnus internationalement. Il en va de même pour déterminer les envies insatiables, les troubles de l’humeur, les troubles du sommeil. De plus, des prises de sang et des analyses d’urines ont été effectuées systématiquement au cours du suivi. La randomisation est correctement décrite. Les patients ont tous reçu les médications (médicament effectif ou placebo) sous les mêmes présentations (forme, couleur, goût) et schémas posologiques. La prise des médications a été comptabilisée chaque semaine par un comptage manuel des blisters. L’accompagnement psycho-social suit les recommandations d’un manuel écrit par une des auteures. Le choix des critères de jugement primaires (taux d'abstinence complète et taux d'absence de forte consommation) ne peut prêter à des interprétations différentes selon les cliniciens. Les données démographiques et cliniques de base ont été correctement comparées et n’ont pas mis en évidence de variance inadéquate. Les résultats sont clairement présentés. Une analyse en intention de traiter a été réalisée et le NNT a été calculé. Les effets indésirables de la gabapentine ont été correctement recensés.

Quelques limites méthodologiques sont à relever : l’étude est unicentrique, la population incluse comprend des patients présentant en moyenne une consommation d’alcool de 5 jours par semaine pour lesquels une abstinence de 3 jours avant inclusion était possible et ne présentant pas d’autres dépendances (à l’exception du tabac). En pratique, cela exclut beaucoup de patients. A noter également une proportion importante de patients sortis de l’étude (44%).

 

Mise en perspective des résultats 

Dans le domaine de la dépendance à l’alcool, l'accompagnement psycho-social tant du patient que de l’entourage est reconnu comme primordial (3). Il y a actuellement peu de traitements médicamenteux reconnus. En Belgique, seuls l'acamprosate et le disulfirame ont l'indication de maintien de l'abstinence (4). Le nalméfène est venu s'ajouter récemment comme troisième molécule disponible pour aider à réduire la consommation d’alcool (5). Aux Etats-Unis, la FDA a approuvé la naltrexone, en plus des 2 premières molécules, en milieu spécialisé, en soutien à l’abstinence alcoolique.

Dans la présente étude, un soutien psycho-social est également mis en place : conseils pour augmenter la motivation, l'abstinence et la compliance, encouragement des patients à s'inscrire dans des groupes d'entraide ou à des thérapies psycho-sociales.

Outre les limites relatives à la population incluse déjà décrite, le taux de sorties d’étude important rend également l’interprétation des résultats plus délicate. Une méta-analyse réalisée en 2012 par la première auteure sur l’utilisation de l’acamprosate dans la dépendance à l’alcool relevait déjà un haut taux d'abandon (n = 6 111 patients dont 1 317 femmes parmi lesquelles 57,8% seulement avaient achevé l'étude dans le bras 'acamprosate' vs 52,7% dans le bras placebo et 4 794 hommes parmi lesquels 55,9% dans le groupe acamprosate vs 51,9% dans le groupe placebo, sans différence significative entre les sexes (p = 0,37)) (6). Le marché potentiel est considérable et les enjeux financiers tout autant. La firme Pfizer a déjà été condamnée pour faire la promotion de la gabapentine hors indication, ce que nous avions commenté dans Minerva (7). Le clinicien doit ici se rappeler qu’en 2014, la gabapentine n’est pas reconnue dans la prise en charge des patients alcoolodépendants.

Les résultats observés gagneraient à être réévalués dans d’autres contextes de soins, si possible en soins primaires.

 

Conclusion de Minerva

Cette étude unicentrique, randomisée, en double aveugle, de 150 patients (ambulants, volontaires et récemment abstinents) montre un intérêt de la gabapentine versus placebo dans le traitement de la dépendance à l'alcool, particulièrement à la dose de 1800 mg (probable effet dose-réponse). Au vu des limites relevées dans cette étude, et bien que les résultats observés soient encourageants dans la mesure où l’approche thérapeutique médicamenteuse est limitée actuellement, l’utilisation de la gabapentine en pratique ne peut être recommandée. L'accompagnement psycho-social reste primordial.

 

Pour la pratique

Dans la prise en charge de la dépendance alcoolique, le guide de bonne pratique NICE insiste sur l'accompagnement psycho-social tant du patient que de l’entourage et le juge comme primordial (3). L’objectif thérapeutique est une abstinence prolongée, voire une consommation contrôlée, préférable pour certains patients. Ceux-ci pourraient être identifiés en début d’accompagnement thérapeutique (8). Lorsqu’un traitement médicamenteux est envisagé en première ligne de soins, mieux vaut s'en tenir actuellement aux molécules validées qui reprennent dans leurs indications le traitement de la dépendance à l'alcool telles que l’acamprosate et le disulfirame. Ces médicaments ne sont pas dépourvus d’effets secondaires et le clinicien sera attentif à les rechercher.

 

 

Rérérences

  1. OMS. Consommation d'alcool. Aide-mémoire N°349, Mai 2014.
  2. American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. 4th ed. Washington, DC: American Psychiatric Press; 2000.
  3. National Institute for Health and Care Excellence. Alcohol-use disorders: diagnosis, assessment and management of harmful drinking and alcohol dependence. NICE clinical guideline 115, February 2011.
  4. Médicaments utilisés dans l’alcoolisme. Répertoire Commenté des Médicaments. CBIP, 2014. Available at: http://www.cbip.be/GGR/Index.cfm?ggrWelk=/GGR/MPG/MPG_JEA.cfm
  5. Dépendance alcooloque : le namefene (Delincro®) n’est pas une solution miracle. Bon à savoir. Répertoire Commenté des Médicaments, CBIP avril 2014.
  6. Mason BJ, Lehert P. Acamprosate for alcohol dependence: a sex-specific meta-analysis based on individual patient data. Alcohol Clin Exp Res 2012;36:497-508.
  7. Chevalier P, De Meyere M. La formation médicale sans tain : la promotion de la gabapentine. [Editorial] MinervaF 2007;6(4):49.
  8. Pour aider les patients alcoolodépendants à mieux vivre après le sevrage. Rev Prescr 2009;29:367.

 

 

 


Auteurs

De Jonghe M.
médecin généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, UCLouvain
COI :

Lamy D.
Centre Académique de Médecine Générale, Université Catholique de Louvain
COI :

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