Revue d'Evidence-Based Medicine



Les marchands de l’insomnie



Minerva 2012 Volume 11 Numéro 6 Page 66 - 66

Professions de santé


 

 

Médicalisation : pseudo-insomnie et insomnie

Le terme d’insomnie au sens médical est utilisé pour désigner des troubles subjectifs de l’endormissement, du maintien du sommeil ou de réveils trop matinaux, ou en cas de sommeil peu réparateur malgré de bonnes conditions de sommeil, avec, en conséquence, un fonctionnement diurne perturbé. Selon cette définition, l’insomnie est toujours un problème de 24 heures. Les troubles du fonctionnement diurnes associés sont : une fatigue et un manque d’énergie, des troubles de concentration et de la mémoire. Lorsque les troubles du sommeil ne provoquent pas de problèmes en journée (même si les patients se plaignent de ne pas dormir), les termes de pseudo-insomnie sont plus adéquats (1).

La médicalisation est le fait de décrire, accepter et traiter des processus biologiques ou des comportements précédemment décrits comme normaux comme des problèmes médicaux. Elle incite à recourir à des traitements médicaux dans des situations physiques ou émotionnelles « normales » avec un effet négatif en termes de santé publique (2).

 

Une promotion réussie

Comme dans d’autres pays, les médicaments qui ont l’insomnie comme indication sont de plus en plus fréquemment prescrits en Belgique. S’agit-il d’une épidémie lentement croissante d’insomnie ou d’une épidémie de diagnostic et de prescriptions inappropriées de somnifères ? Moloney et coll. (2) ont tenté d’analyser, en suivant l’hypothèse d’une médicalisation du problème, l’évolution des plaintes liées au sommeil, des diagnostics d’insomnie et de prescriptions d’hypnotiques dans des données étatsuniennes enregistrées lors d’une consultation au cabinet du médecin de 1993 (un an avant la mise sur le marché du premier hypnotique sédatif non benzodiazépine, le zolpidem) à 2007. Sur ce laps de temps, le nombre de consultations d’adultes (par 10 000 consultations) pour troubles du sommeil a doublé mais le nombre de diagnostics d’insomnie a été, lui, multiplié par sept (rejoignant depuis 2006 le nombre de consultations pour troubles du sommeil). Le nombre de prescriptions de benzodiazépines a été multiplié par 1,5 et le nombre de prescriptions d’hypnotiques sédatifs non benzodiazépines (les hypnotiques Z : zolpidem, zaléplone et zopiclone) par 30 par rapport à la première année de commercialisation (1994) : 16,2 millions de prescriptions en 2007. Si initialement une plainte de troubles du sommeil n’entraînait un diagnostic d’insomnie qu’une fois sur trois, ce diagnostic était au fil du temps plus fréquemment posé en consultation et finalement apparemment dans tous les cas, avec très forte augmentation de prescription d’hypnotiques Z (mais proportionnellement très peu pour les benzodiazépines). En 2007, 1,6% de toutes les consultations médicales aux Etats-Unis se concluait par une prescription d’un hypnotique Z. Si les consultations pour troubles du sommeil ont surtout augmenté sur la période 1993-2007 dans les tranches d’âge 18-44 ans et 45-64 ans (moins pour les ≥ 65 ans), les prescriptions de benzodiazépines ont moins augmenté dans toutes les tranches d’âge (respectivement x 1,3 et x 1,35 et x 1,004) que les hypnotiques Z (respectivement x 12, x 12,8 et x 8,8). En résumé les prescriptions d’hypnotiques Z ont augmenté 21 fois plus rapidement que les plaintes de troubles de sommeil motivant une consultation et 5 fois plus rapidement que le diagnostic d’insomnie posé lors de la consultation. Cette observation conforte les auteurs dans leur hypothèse initiale : des problèmes de vie « non médicaux » sont traités par des médicaments sans plainte formelle ou diagnostic d’un problème médical.

Les données de Pharmanet ne concernant que les médicaments remboursés, il ne nous est pas possible de confirmer de tels résultats en Belgique.

 

Bénéfices et risques pour la santé individuelle et publique

Les hypnotiques Z sont-ils efficaces et sûrs, entre autres versus benzodiazépines ? Ils ne semblent pas plus efficaces que les benzodiazépines à courte durée d’action (3,4). Ils peuvent raccourcir le temps d’endormissement des patients souffrant d’insomnie chronique d’environ 13 à 31 minutes versus placebo (5-7), avec une amélioration au niveau de la durée totale de sommeil de 28 minutes par rapport au placebo (5). La pharmacovigilance a signalé des cas d’hallucinations, d’amnésie, de comportements inhabituels ou inappropriés (avec amnésie) sous zolpidem (8), entre autres du somnambulisme, l’ingestion de nourriture ou la conduite d’un véhicule avec amnésie ensuite (9). Le zolpidem augmente, comme les autres psychotropes, le risque de chute chez les personnes âgées (10). Les mesures destinées à réduire le risque de tolérance et de dépendance aux benzodiazépines sont également d’application pour les hypnotiques Z (7), une dépendance et des abus, avec des symptômes de sevrage à l’arrêt du traitement, ayant été rapportés avec le zopiclone et le zolpidem (7).

 

Des leçons à en tirer ?

Cet exemple bien documenté montre comment des difficultés de la vie (nuit) quotidienne, sans être diagnostiquées comme de réelles maladies, sont traitées par des médicaments, initialement proposés comme peu et/ou moins nocifs, médicaments se révélant ensuite pas plus efficaces que d’autres plus anciens, potentiellement aussi nocifs. Ce qui est également préoccupant, c’est le fait que ce nouveau traitement ne diminue en rien les prescriptions des médicaments plus anciens. Une nouvelle niche a donc bien été créée lors de la mise sur le marché de cette nouvelle classe de médicaments ; un écho à un précédent éditorial concernant le façonnage de maladie (11) : dans quelle cible planter ma nouvelle flèche plutôt que de trouver une flèche qui atteigne une pathologie bien réelle et fréquente … dans le tiers-monde, pour la maladie du sommeil par exemple. La distance est plus grande, avec des intérêts aussi fort différents. L’histoire de l’eflornithine (médicament de la maladie du sommeil proposé pour effacer les moustaches des belles dames, par son action contre l’hirsutisme facial (12)), pourrait-elle s’inverser ?

 

 

Références

  1. CBIP. Prise en charge de l’insomnie. Fiche de transparence. Octobre 2010
  2. Moloney ME, Konrad TR, Zimmerman CR. The medicalization of sleepleness: a public health concern. Am J Public Health 2011;101:1429-33.
  3. National Institute for Clinical Excellence. Guidance on the use of zaleplon, zolpidem and zopiclone for the short-term management of insomnia. NICE Technology Appraisal 77, April 2004.
  4. Bloom HG, Ahmed I, Alessi CA et al. Evidence-based recommendations for the assessment and management of sleep disorders in older persons. J Am Geriatr Soc 2009;57:761-89.
  5. Buscemi N, Vandermeer B, Friesen C, et al. Manifestations and Management of Chronic Insomnia in Adults. Evidence Report/Technology Assessment No. 125. (Prepared by the University of Alberta Evidence-based Practice Center, under Contract No. C400000021.) AHRQ Publication No.05-E021-2. Rockville, MD: Agency for Healthcare Research and Quality. June 2005.
  6. Buscemi N, Vandermeer B, Friesen C, et al. The efficacy and safety of drug treatments for chronic insomnia in adults: a meta-analysis of RCTs. J Gen Intern Med 2007;22:1335-50.
  7. Dépendance aux hypnotiques: zolpidem et zopiclone aussi. Revue Prescr 2000;20:675-6.
  8. Olson LG. Hypnotic hazards: adverse effects of zolpidem and other z-drugs. Aust Prescr 2008;31:146-9.
  9. Adverse Drug Reactions Advisory Committee. Zolpidem and bizarre sleep related effects. Austr Adv Drug Reactions Bull 2007;26:2-3.
  10. Rhalimi M, Helou R, Jaecker P. Medication use and increased risk of falls in hospitalized elderly patients: a retrospective, case-control study. Drugs Aging 2009;26:847-52.
  11. Chevalier P, Debauche M. Prévention ou façonnage de maladie ? [Editorial] MinervaF 2008;7(7):97.
  12. Eflornithine. Hirsutisme facial des femmes : un effet modeste, réversible à l'arrêt du traitement. Rev Prescr 2006;26:95.
Les marchands de l’insomnie



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