Revue d'Evidence-Based Medicine



Aucun intérêt de l’aspirine en prévention primaire ?



Minerva 2012 Volume 11 Numéro 3 Page 28 - 29

Professions de santé


Analyse de
Seshasai SRK, Wijesuriya S, Sivakumaran R, et al. Effect of aspirin on vascular and nonvascular outcomes. Meta-analysis of randomized controlled trials. Arch Intern Med 2012;172:209-16.


Question clinique
En prévention primaire au point de vue cardiovasculaire (sans pathologie coronarienne ni AVC), quelle est l’efficacité de l’aspirine sur les critères vasculaires et sur la mortalité non vasculaire et quelle est sa sécurité ?


Conclusion
Cette méta-analyse de bonne qualité concernant la prévention primaire (absence d’antécédent ischémique coronarien ou d’AVC) confirme un intérêt limité de l’aspirine sur 6 ans en moyenne pour la prévention de l’infarctus du myocarde, sans différence entre les sexes, mais pas pour tous les autres critères dont la mortalité cardiovasculaire et la mortalité par cancer. Par contre, le risque d’hémorragie est augmenté.


 

Contexte

Le bénéfice de l’aspirine en prévention cardiovasculaire secondaire est bien prouvé (1,2). Après l’annonce d’un franc bénéfice cardiovasculaire dans des synthèses mêlant prévention primaire chez des sujets à haut risque cardiovasculaire et prévention secondaire (3), les méta-analyses ont montré, en prévention primaire, un bénéfice contrebalancé par une augmentation du risque hémorragique, avec une différence entre hommes et femmes (4). De nouvelles études ont été publiées dans ce domaine. Un bénéfice de l’administration préventive d’aspirine a également été montré pour le critère de mortalité liée au cancer dans une méta-analyse des études en prévention primaire et secondaire (5).

Une mise à jour de l’évaluation du bénéfice de l’aspirine en ciblant la prévention primaire pour les critères cardiovasculaires et pour la prévention de la mortalité par cancer, en pesant efficacité et sécurité, était donc utile.

 

Résumé

 

Méthodologie

Synthèse méthodique et méta-analyses

 

Sources consultées

  • PubMed, Cochrane Library, jusqu’en juin 2011
  • consultation des listes de référence des articles isolés
  • pas de restriction de langue.

 

Etudes sélectionnées

  • RCTs incluant au moins 1 000 participants (sans ischémie coronarienne ni AVC), d’une durée d’au moins 1 an de suivi
  • rapportant les événements coronariens et/ou cardiovasculaires (pathologie coronarienne ou cérébrovasculaire, AVC, insuffisance cardiaque, artérite périphérique) et hémorragiques
  • avec données accessibles (via publications secondaires, méta-analyses ou les auteurs des publications originales) concernant les décès de cause non vasculaire
  • critères d’exclusion des études : prévention secondaire ou mixte (1aire/2aire), pilotes, comparant aspirine et autre antiagrégant plaquettaire
  • 9 études sélectionnées (n=102 621) ; suivi moyen de 6 (ET 2,1) ans.

 

Population étudiée

  • âge pondéré moyen de 57 (ET 4) ans ; 46% d’hommes
  • en majorité dans des pays occidentaux (1 étude au Japon)
  • 65% (N=3) de sujets recrutés dans des groupes professionnels (de santé)
  • avec une majorité de sujets à risque cardiovasculaire accru
  • patients présentant un diabète dans 2 études.

 

Mesure des résultats

  • critères primaires d’efficacité : total des événements ischémiques coronariens et décès par cancer
  • critères secondaires : différents types de pathologies cardiovasculaires, total des événements cardiovasculaires, décès de cause spécifique, décès de toute cause
  • critère primaire composite de sécurité : hémorragie clinique « non peu grave » (hémorragie fatale de toute localisation, cérébrovasculaire ou rétinienne, d’un viscère creux, nécessitant une hospitalisation et/ou une transfusion ou majeure selon les auteurs)
  • résultats en Odds Ratio sommés en modèle d’effets aléatoires (et fixes pour comparaison) ; NST donnés sur 6 ans de traitement.

 

Résultats

  • critères d’efficacité primaires et secondaires : voir tableau
  • critère primaire de sécurité : voir tableau
  • les auteurs n’observent pas de différence en fonction du sexe pour le total des événements cardiovasculaires ; les résultats sont semblables en excluant tour à tour les différents types de populations incluses.

 

Tableau. Pour le groupe aspirine versus placebo : résultats pour les critères d’efficacité primaires et secondaires et pour les critères de sécurité ; résultats pour 1 000 personnes/an et résultats en OR (avec IC à 95%)

 

critères

Nombre d’événements par

1 000 personnes/an

OR

IC à 95%

aspirine

placebo

1aires efficacité

Événements coronariens

7,0

8,1

0,86*

0,74-1,01

Décès par cancer

5,3

5,9

0,93

0,84-1,03

1aire sécurité

Hémorragies non peu graves**

9,7

7,4

1,31*

1,14-1,50

2aires

efficacité et  sécurité

IM non fatal***

4,1

5,1

0,80

0,67-0,96

IM fatal

1,9

1,9

1,06

0,83-1,37

AVC

3,8

4,0

0,94

0,84-1,06

Événements cardiovasculaires

12,8

14,1

0,90

0,85-0,96

Décès de toute cause

11,0

11,7

0,94

0,88-1,00

Tout saignement

36,0

21,2

1,70

1,17-2,46

* hétérogénéité majeure (I² respectivement de 65% et de 66%)

** NNN 73 sur 6 ans

*** NST 162 sur 6 ans

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que, malgré une réduction importante des infarctus du myocarde non fatals, une prophylaxie par aspirine chez des sujets sans pathologie cardiovasculaire n’amène pas de réduction des décès cardiovasculaires ni de la mortalité par cancer. Le bénéfice est contrebalancé par un nombre important d’événements hémorragiques ; une utilisation en routine d’aspirine en prévention primaire n’est donc pas sans risque et la décision de traiter sera à prendre en considération au cas par cas.

 

Financement de l’étude 

Non mentionné.

 

Conflits d’intérêt des auteurs 

Aucun n’est déclaré.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Cette méta-analyse repose sur une recherche dans la littérature correcte mais limitée à 2 bases de données, avec recherche d’un biais de publication (non montré). Les études ont été sélectionnées sur des critères prédéfinis très précis. Une évaluation de la qualité méthodologique des études a été faite sur les critères classiques mais un score par étude n’est pas donné. Les données ont été extraites indépendamment par 3 chercheurs. Une hétérogénéité a été recherchée par le test I² de non concordance et par des analyses en métarégression. Les auteurs signalent eux-mêmes plusieurs limites pour leur recherche : définitions différentes des critères selon les études (surtout pour les saignements), impossibilité de quantifier des résultats pour des sous-groupes cliniquement pertinents, incidence de cancer non déterminable mais mortalité par cancer bien (sauf pour 1 étude), multiplicité des analyses pouvant donner un résultat lié au hasard.   

 

Interprétation des résultats

La population incluse dans les 9 RCTs reprises est en prévention dite primaire : cette notion ne porte que sur l’absence d’un précédent événement coronarien ou d’un AVC. Il y a cependant parfois confusion dans cette méta-analyse entre absence d’événement cardiovasculaire et absence d’événement coronarien. Par exemple, l’étude AAA (6,7) inclut des patients avec artérite périphérique mais n’ayant pas fait d’événement vasculaire (autre). L’étude POPADAD (8,9) concerne des patients avec diabète de type 2 présentant une artérite des membres inférieurs asymptomatique. L’étude JPAD (10,11) concerne des patients diabétiques de type 2 japonais sans pathologie athérosclérotique connue. Dans ces 3 études les plus récentes, l’administration d’aspirine ne s’est pas montrée statistiquement significativement bénéfique. La population incluse dans cette méta-analyse est constituée pour 65% environ de professionnels de santé, et n’est donc pas représentative de l’ensemble de la population au point de vue risque cardiovasculaire. Une seule étude (2 539 patients) (10) ne s’est pas déroulée dans un pays occidental.

Les auteurs de cette méta-analyse déclarent que la plupart des études sélectionnent des patients avec risque accru de survenue d’un événement cardiovasculaire. Dans les 2 plus grandes études (WHS 39 876 patientes, PHS 22 071 patients), les caractéristiques initiales données ne permettent pas de soutenir cette affirmation.

Cette méta-analyse montre un bénéfice statistiquement significatif pour la prévention du total des événements cardiovasculaires en fait lié à une diminution du nombre d’infarctus du myocarde non fatals (NST de 162). Pour la mortalité totale, le résultat est à la limite de la signification statistique et la mortalité par cancer n’est pas diminuée. Par contre le risque de saignement « non peu grave » est significativement augmenté (NNN = 73). Pour les études publiées après 2000, avec meilleure prise en charge des différents facteurs de risque cardiovasculaire, il n’y a plus de réduction de risque d’infarctus du myocarde non fatal non plus (OR de 0,98 ; IC à 95% de 0,84 à 1,14). Dans cette situation de prise en charge correcte (hypolipidémiants, antihypertenseurs, arrêt du tabagisme en plus des mesures hygiéno-diététiques) en prévention primaire, l’intérêt d’ajouter de l’aspirine par rapport à son risque de déclencher une hémorragie « non peu grave » paraît donc très faible voire nul.

 

Autres études

En 2002, nous soulignions (3,12) l’intérêt de l’aspirine en prévention primaire et secondaire  cardiovasculaire chez tous les patients à haut risque ischémique, surtout en prévention secondaire. En 2006, nous avons analysé (13) une méta-analyse (4) des études évaluant les effets de l’administration d’AAS à différentes doses (de 100 mg/2j à 500 mg/j) dans le cadre de la prévention primaire. Celle-ci montrait une diminution du nombre d’AVC chez les femmes et une baisse du nombre d’infarctus du myocarde chez les hommes, avec absence d’effet sur la mortalité totale ou cardiovasculaire. Elle montrait aussi un risque de saignement sévère accru avec une incidence comparable à celle du bénéfice cardiovasculaire. La méta-analyse commentée ici a repris les mêmes études plus 3 plus récentes.

Pour les patients présentant une artérite, nous avons présenté l’étude de FOWKES (6,7) et une méta-analyse (14,15) des études chez des sujets présentant une artérite périphérique qui ne montrait pas de bénéfice significatif de l’administration d’aspirine (seule ou avec du dipyridamole) pour la prévention des événements cardiovasculaires majeurs (sauf AVC), sans réduction significative de la mortalité globale ou cardiovasculaire.

Pour la prévention des décès par cancer, une méta-analyse récente (N=8, n=25 570, prévention primaire et secondaire) (5) montre un bénéfice significatif de l’administration d’aspirine (OR 0,79 ; IC 0,68 à 0,92 ; p=0,003). Selon les données disponibles online, le NST serait de 154 pour des études de 4,2 à 8,2 ans de durée. Pour la mortalité de toute cause, la différence est à la limite de la signification statistique (OR 0,92 ; IC à 95% de 0,85 à 1,00). Les auteurs montrent aussi l’absence de bénéfice significatif pour les études < 5 ans, au contraire de l’ensemble des études > 5 ans. Ces chiffres sont à mettre en balance avec le risque hémorragique, qui est aussi modifié chez les personnes présentant un cancer.

 

Conclusion de Minerva

Cette méta-analyse de bonne qualité concernant la prévention primaire (absence d’antécédent ischémique coronarien ou d’AVC) confirme un intérêt limité de l’aspirine sur 6 ans en moyenne pour la prévention de l’infarctus du myocarde, sans différence entre les sexes, mais pas pour tous les autres critères dont la mortalité cardiovasculaire et la mortalité par cancer. Par contre, le risque d’hémorragie est augmenté.

 

Pour la pratique

La RBP belge pour la prise en charge globale du risque cardiovasculaire (16) recommande l’administration de 75 à 150 mg d’aspirine chez les personnes présentant un risque de décès cardiovasculaire (SCORE) > 10% à 10 ans, en se basant sur les résultats de la méta-analyse ATC parue en 2002 (3), attribuant un NST de 45 personnes à traiter durant 2 ans pour éviter un infarctus, AVC ou décès cardiovasculaire. Dans cette méta-analyse-là, le sous-groupe « autre haut risque » est constitué de patients avec angor stable, artérite des membres inférieurs ou diabète (12).

Les résultats de la présente méta-analyse relativisent cette recommandation en soulignant le risque hémorragique important versus bénéfice mais ne la remettent pas fondamentalement en question au vu de l’absence de données suivant le risque cardiovasculaire initial.

 

 

Références

  1. Skinner JS, Cooper A. Secondary prevention of ischaemic cardiac events. Clinical Evidence. Search date May 2010.
  2. Lip GYH, Kalra L. Stroke: secondary prevention. Clinical Evidence. Search date February 2009.
  3. Antithrombotic Trialists’ Collaboration. Collaborative meta-analysis of randomised trials of antiplatelet therapy for prevention of death, myocardial infarction, and stroke in high risk patients. BMJ 2002;324:71-86.
  4. Berger JS, Roncaglioni MC, Avanzini F, et al. Aspirin for the primary prevention of cardiovascular events in women and men: a sex-specific meta-analysis of randomized controlled trial. JAMA 2006;295:306-13.
  5. Rothwell PM, Fowkes FG, Belch JF, et al. Effect of daily aspirin on long-term risk of death due to cancer: analysis of individual patient data from randomized trials. Lancet 2011;377;31-41.
  6. Fowkes FG, Price JF, Stewart MC, et al, Aspirin for Asymptomatic Atherosclerosis Trialists. Aspirin for prevention of cardiovascular events in a general population screened for a low ankle brachial index: a randomized controlled trial. JAMA 2010;303:841-8.
  7. Chevalier P. Index cheville-bras diminué : aspirine en prévention ? MinervaF online 2010-05-27.
  8. Belch J, MacCuish A, Campbell I, et al; Prevention of Progression of Arterial Disease and Diabetes Study Group; Diabetes Registry Group; Royal College of Physicians Edinburgh. The prevention of progression of arterial disease and diabetes (POPADAD) trial: factorial randomised placebo controlled trial of aspirin and antioxidants in patients with diabetes and asymptomatic peripheral arterial disease. BMJ 2008;337:a1840.
  9. Chevalier P. Aspirine pour tous les diabétiques ? MinervaF 2009;8(2):20-1.
  10. Ogawa H, Nakayama M, Morimoto T, et al; Japanese Primary Prevention of Atherosclerosis With Aspirin for Diabetes (JPAD) Trial Investigators. Low-dose aspirin for primary prevention of atherosclerotic events in patients with type 2 diabetes: a randomized controlled trial. JAMA 2008;300:2134-41.
  11. Chevalier P. Aspirine et diabète: pas en prévention primaire ? MinervaF 2009;8(5):67.
  12. Boland B. Traitements antiagrégants et prévention cardiovasculaire. MinervaF 2003;2(7):110-4.
  13. Sturtewagen J-P. Aspirine en prévention primaire: des différences entre hommes et femmes? MinervaF 2006; 5(5):69-71.
  14. Chevalier P. Artérite périphérique et aspirine. MinervaF 2010;9(2):26.
  15. Berger JS, Krantz MJ, Kittelson JM, Hiatt WR. Aspirin for the prevention of cardiovascular events in patients with peripheral artery disease: a meta-analysis of randomized trials. JAMA 2009;301:1909-19.
  16. Boland B, Christiaens T, Goderis G, et al. Aanbeveling voor goede medische praktijkvoering. Globaal cardiovasculair risicoprofiel. Huisarts Nu 2007;36:339-371.
Aucun intérêt de l’aspirine en prévention primaire ?

Auteurs

Chevalier P.
médecin généraliste
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