Revue d'Evidence-Based Medicine



La multimorbidité : le médecin généraliste et les systèmes de santé mis au défi



Minerva 2016 Volume 15 Numéro 3 Page 55 - 57

Professions de santé


Nous observons une hausse de la prévalence des maladies chroniques et, dans la majorité des situations, la présence concomitante d’au moins deux maladies chroniques, définition minimale de la multimorbidité, chez un même patient. La manière dont sont structurés la production scientifique et les systèmes de santé, dont le paradigme dominant est la prise en charge de patients avec une seule morbidité, complique la prise en charge adéquate de cette population (1). Søndergaard a dès lors exploré les difficultés que rencontre le médecin généraliste (MG) face aux patients en situation de multimorbidité au travers d’ateliers auxquels ont participé près de 180 MG et chercheurs scandinaves (2). 4 thèmes majeurs rendant la prise en charge de patients multimorbides difficile se sont dégagés :

  1. les difficultés liées à l’application des recommandations actuelles de traitement aux situations de multimorbidité

  2. la fragmentation des soins et le manque de coordination entre médecins généralistes et médecins spécialistes 

  3. l’approche centrée sur la personne plutôt que sur une maladie demande des compétences et du temps

  4. le positionnement du MG face au lien entre précarité socio-économique, multimorbidité et système de paiement inadapté.

D’autres recherches, puisant leurs sources dans divers pays occidentaux, dont la Belgique, avaient précédemment donné des conclusions semblables (3).

 Chacun de ces thèmes mérite d’être rapidement exploré.

1. Les difficultés liées à l’application des recommandations actuelles de traitement aux situations de multimorbidité

La combinaison de maladies chroniques est spécifique pour chaque patient et les études ne permettent même pas de mettre en évidence des combinaisons fréquentes sur lesquelles nous pourrions construire des « guides de pratique clinique groupés » (4). Deux remarques cependant : d’une part, comme suspecté suite aux résultats de la recherche de Coventry et al. analysée dans ce numéro de Minerva (5,6), il pourrait être judicieux de considérer les répercussions psychologiques comme comorbidité majeure dans la rédaction des recommandations pour toute affection chronique. Ces répercussions psychologiques sont des conséquences fréquentes des maladies chroniques et leur prise en charge permet d’augmenter la capacité d’action et d’auto-soins (selfcare) du patient (5,6) ; d’autre part, les patients présentant une importante comorbidité sont rarement acceptés dans les études originales. Une analyse de cohorte publiée en 2015 (7) donnait un éclairage intéressant sur le bénéfice d’une molécule quand elle est administrée en situation de multimorbidité. 9 molécules fréquemment prescrites chez des personnes âgées étaient classées suivant le bénéfice qu’elles apportaient, ou non, en situation de multimorbidité : 4 molécules agissant sur le système cardiovasculaire étaient aussi favorables en terme de survie, comme l’évaluation initiale en délivrance isolée (dans une RCT) l’avait montré, alors que d’autres n’étaient plus associées à aucun gain. Ces données doivent être confirmées. Le clinicien devrait pouvoir se fier aux GPC même s’ils sont construits sur des études n’incluant que des patients sélectionnés pour une seule condition chronique. Les études pragmatiques sont dès lors une précieuse source d’informations pour lui.

2. La fragmentation des soins et le manque de coordination entre médecins généralistes et médecins spécialistes

La fragmentation des soins est une marque de fabrique des systèmes de santé centrés sur la technicité et les soins spécialisés, et ayant délaissé les soins de santé primaires. Le constat semble partagé et est dénoncé par l’OMS (8). En Belgique, les initiatives fleurissent pour amener une plus grande intégration, notamment entre les lignes de soins (soins transmuraux dans les hôpitaux (9), Plan de Soins Intégrés en faveur des maladies chroniques, projets SYLOS locaux, etc.). Alors que leur participation est sollicitée, les médecins généralistes restent toutefois assez discrets dans ce type de projets pilotes au niveau national (10). Faut-il y voir un lien avec une structuration trop récente, une trop faible culture de collaboration de la profession ou une structuration de la première ligne inadaptée aux défis de demain ?

3. L’approche centrée sur la personne plutôt que sur une maladie demande des compétences et du temps

L’approche centrée sur la personne se présente comme une composante essentielle de la réponse aux problèmes posés par la multimorbidité (11). Mais le système actuel ne permet pas aux soignants de 1ère ligne, pourtant idéalement placés, de jouer pleinement ce rôle.

Le contact avec un patient reste réactif (en lien avec une plainte), ou alors motivé par l’atteinte de certaines cibles thérapeutiques propres aux soignants (probablement favorisée par le « pay for performance »). L’organisation majoritairement monodisciplinaire ne favorise pas une prise en charge globale et une réponse coordonnée. Les pistes proposées actuellement sont l’évolution de la 1ère ligne actuelle vers plus d’intégration ou l’adjonction d’autres professionnels spécifiquement formés, par exemple un « case manager » comme dans la recherche de Coventry et al. déjà citée, pour lui permettre de jouer ce rôle (12). De plus, la définition des priorités de soins du patient est essentielle (11) et demande une communication de qualité basée sur un dialogue équilibré, et du temps. Quand plusieurs options thérapeutiques sont possibles, le choix éclairé du patient doit orienter les prises en charge, même si ses objectifs sont parfois contradictoires avec les objectifs naturels des soignants (11).

4. Le positionnement du MG face au lien entre précarité socio-économique, multimorbidité et système de paiement inadapté

La question du rôle du médecin généraliste face aux inégalités sociales de santé, qui impactent significativement le profil de morbidités des patients, rappelle le faible impact relatif des soins de santé sur le niveau de santé d’une population. C’est là que résidait l’ambition de la déclaration d’Alma-Ata sur les Soins de Santé Primaires (1978) qui appelait à une collaboration intersectorielle pour atteindre un meilleur niveau de santé… et dont les objectifs ne sont toujours pas atteints (13). Le médecin généraliste seul ne peut pas beaucoup influer sur les déterminants sociaux de la santé. Une équipe de soignants de 1ère ligne organisée, intégrant l’aide et les soins pour une population déterminée, comme le promeut le KCE dans le plan aux maladies chroniques (14), peut probablement aller plus loin. Cela permettrait aussi de renforcer des axes essentiels dans la problématique de la multimorbidité : la promotion de la santé, telle que définie dans la charte d’Ottawa de l’OMS (15), la prévention, l’éducation à la santé, la participation et le renforcement de l’autonomie des patients. Une planification intersectorielle pensée par des politiques visant le long terme permettrait d’aller vraisemblablement plus loin encore. Et un financement adapté pourrait favoriser ces objectifs.

 

Conclusion

A travers les enjeux que pose la multimorbidité, la question n’est pas tant d’organiser le système de santé spécifiquement pour la population en état de multimorbidité que d’adapter les soins de santé d’une manière telle que cette proportion importante de la population, en état de multimorbidité, puisse y recevoir des soins adaptés (16). Cela passe par le renforcement d’une première ligne de soins, intégrée, collaborative et pouvant réaliser la fonction de synthèse et de décision partagée pour chaque situation individuelle et originale.

 

 

Références

  1. Belche JL, Berrewaerts MA, Ketterer F, et al. [From chronic disease to multimorbidity: Which impact on organization of health care]. Presse Med 2015;44:1146-54.
  2. Søndergaard E., Willadsen TG, Guassora AD, et al. Problems and challenges in relation to the treatment of patients with multimorbidity: General practitioners’ views and attitudes. Scand J Prim Health Care 2015;33:121-6.
  3. Sinnott C, Mc Hugh S, Browne J, Bradley C. GPs' perspectives on the management of patients with multimorbidity: systematic review and synthesis of qualitative research. BMJ Open 2013;3:e003610.
  4. Boeckxstaens P, Peersman W, Goubin G, et al. A practice-based analysis of combinations of diseases in patients aged 65 or older in primary care. BMC Fam Pract 2014;15:159.
  5. Coventry P, Lovell K, Dickens C, et al. Integrated primary care for patients with mental and physical multimorbidity: cluster randomised controlled trial of collaborative care for patients with depression comorbid with diabetes or cardiovascular disease. BMJ 2015;350:h638.
  6. Belche JL. Quelle est l’efficacité de soins collaboratifs et intégrés pour des patients en situation de multimorbidité physique et mentale en ambulatoire ? MinervaF 2016;15(3):58-63.
  7. Tinetti ME, McAvay G, Trentalange M, et al. Association between guideline recommended drugs and death in older adults with multiple chronic conditions: population based cohort study. BMJ 2015;351:h4984.
  8. WHO: The world health report 2008: primary health care (now more than ever). World Health Organization 2008;118.
  9. Groupe de travail Soins Transmuraux. Guide pour l'élaboration et la communication d'une vision des soins transmuraux dans le cadre du programme pluriannuel 2013-2017. Bruxelles: SPF Santé Publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement, 2015.
  10. Borgermans L, Decoster C, Etienne M, et al. Qualité et sécurité des patients dans les hôpitaux belges en 2011. Bruxelles: Santé Publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement, 2013.
  11. Reuben DB, Tinetti ME. Goal-oriented patient care-an alternative health outcomes paradigm. N Engl J Med 2012;366:777-9.
  12. Macq J, Barbosa K, Ces S, et al. Métiers de la première ligne et systèmes de santé: vers plus de spécialisation ou de polyvalence? Santé Conjuguée 2011;55:41-6.
  13. World Health Organization, United Nations Children's Fund: Primary Health Care: report of the International Conference on Primary Health Care, Alma-Ata, USSR, 6-12 September 1978. In: Health for All Series. Geneva: World Health Organization, 1978.
  14. Paulus D, Van den Heede K, Mertens R. Position paper : organisation des soins pour les malades chroniques en Belgique.  Health Service Research (HSR). Bruxelles : Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE), 2012. KCE Reports 190Bs.
  15. Organisation Mondiale de la Santé. Charte d'Ottawa pour la promotion de la santé. Organisation Mondiale de la Santé, 1986.
  16. Valderas JM. Multimorbidity, not a health condition or complexity by another name. Eur J Gen Pract 2015,21:213-4

 


Auteurs

Belche J.L.
Département Universitaire de Médecine Générale, Université de Liège
COI :

Crismer A.
Département Universitaire de Médecine Générale, Université de Liège
COI :

Glossaire

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Commentaires

vialy roland 03/04/2016 11:21

Les inégalités sociales de santé prises en compte dans le dossier changent tout. Après le nom et les adresses, le ou les métiers successifs, (la date de note), son caractère constant stable ou intermittent, vit seul ou pas, relation avec familles (enfants en début autonomie, personnes âgées, hommes ou femmes célibataires, monoparentalité ou partage de la prise en charge des enfants, tel des voisin (personnes âgées), noms et coordination des soignants etc .. C'est long ou rapide selon que loin considère la temporalité de la consultation: mais quel gain de temps ensuite, et surtout quelle efficacité. Le lombago du cadre sup n'a pas la même prise en charge et la récupération n'a pas le même objectif, il faut en tenir compte pour accompagner. Oui ces notions doivent être non seulement présentes mais pré-éminentes. Le reste est simple en regard. Non aux examens, avis multiples, oui à la fameuse prévention quaternaire: on en est loin. La médecine d'avenir est là pas dans les explorations.

xavier ledent 07/04/2016 14:30

Merci pour cet article intéressant. Dans le point 4, vous faites référence à la nécessité d'élargir le champ de la 1ère ligne aux prestataires d'aide et de soins à domicile : "Une équipe de soignants de 1ère ligne organisée, intégrant l’aide et les soins pour une population déterminée, comme le promeut le KCE dans le plan aux maladies chroniques". Dans le point 3, vous mettez clairement en évidence la problématique de la fragmentation et du manque de coordination entre le MG et le spécialiste, même si selon moi, ces problématiques sont présentes pour la 1ère ligne. A mon sens, 2 rapports intermédiaires récents de l'OMS mériteraient d'être associés à ce positionnement : "WHO global strategy on people-centred and integrated health services" (WHO/HIS/SDS/2015.6) and "People-centred and integrated health services : an overview of the evidence" (WHO/HIS/SDS/2015.7)

Marc Tomas 08/04/2016 11:49

Article très intéressant mettant encore une fois le doigt sur la difficulté de la première ligne à remplir sa mission, ce que Suzanne Koven a intitulé "the doctor's new dilemma" dans le New England J Med du 16 février 2016. La seule issue possible consiste en la constitution de mini-équipes composées d'un médecin généraliste, d'une infirmière et d'une assistante sociale secondées par des spécialistes à temps-partiel. Ces équipes doivent avoir été formées en coaching du patient afin d'être à même de comprendre et d'accepter les objectifs de vie de celui-ci et de l'accompagner dans sa démarche. Seul l'établissement d'objectifs partagés patient-soignants est à même de développer la démarche 'littérature-motivation-action" proposée par Di Matteo (voir : https://www.researchgate.net/publication/233251626_Improving_patient_adherence_A_three-factor_model_to_guide_practice), gage de progrès et de succès.Je ne crois pas à la solution 'case manager' parce que la problématique est complexe et une seule personne ne peut apporter la solution. A voir si les autorités de santé seront prêtes à financer une telle évolution.