Revue d'Evidence-Based Medicine



Les bisphosphonates comme traitement adjuvant dans le cancer du sein ?



Minerva 2016 Volume 15 Numéro 6 Page 151 - 154

Professions de santé


Analyse de
Early Breast Cancer Trialists' Collaborative Group (EBCTCG), Coleman R, Powles T, Paterson A, et al. Adjuvant bisphosphonate treatment in early breast cancer: meta-analyses of individual patient data from randomised trials Lancet 2015;386:1353-61. Erratum in: Lancet. 2016;387:30.


Question clinique
Chez les femmes atteintes d’un cancer du sein non métastasé, quel est l’effet d’un traitement adjuvant avec bisphosphonates sur la récidive, les métastases et la mortalité, versus un traitement adjuvant sans bisphosphonates ?


Conclusion
Cette méta-analyse de RCT provenant d’une seule base de données et méthodologiquement perfectible montre que les bisphosphonates en tant que traitement adjuvant du cancer du sein à un stade précoce sans métastase chez les femmes ménopausées diminuent les métastases osseuses ainsi que la mortalité liée au cancer du sein. La balance bénéfice-risque demeure indéterminée. La recherche doit se poursuivre pour connaître le schéma et la durée de traitement optimaux.


Contexte

L’incidence du cancer de sein est la plus forte chez les femmes ménopausées, et le diagnostic est posé au stade I ou II dans plus de 80% des cas (1). A ces stades (sans métastase à distance), le traitement est une chirurgie à visée curative. Un traitement adjuvant peut être instauré en fonction de la tumeur (taille, différenciation, indice de prolifération, amplification du gène HER2), de l’âge de la patiente et d’une atteinte des ganglions axillaires. A côté de la radiothérapie (2), de la chimiothérapie, des anticorps monoclonaux (3) et des traitements hormonaux (4), les bisphosphonates pourraient avoir également un rôle. Les cellules tumorales circulantes sont attirées par les os (5). Elles peuvent y demeurer en « mode veille» durant des années et, à tout moment, se réactiver et proliférer, avec le risque d’essaimage, tant dans les os qu’ailleurs dans le corps (6). Une hypothèse est dès lors formulée : les bisphosphonates permettent-ils de contrecarrer ce mécanisme et d’ainsi retarder voire empêcher l’apparition de métastases osseuses ?

Résumé

 

Méthodologie

Méta-analyse avec données individuelles de patientes

 

Sources consultées

  • registre central de Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group (EBCTCG) (7) jusqu’en 2014.

 

Études sélectionnées

  • études randomisées en protocole ouvert ou placebo contrôlées, débutées avant l’année 2008, comparant un traitement par bisphosphonates quels que soient le type, la dose et le schéma d’administration, avec un groupe témoin sans bisphosphonates ; 26 études ont été sélectionnées dont la durée moyenne de traitement était de 3,4 ans.

 

Population étudiée

  • 18766 femmes de toutes les tranches d’âge, dont 11757 étaient ménopausées, atteintes de divers types de cancer du sein.

 

Mesure des résultats

  • critères de jugement primaires : récidive du cancer du sein (locorégionale ou métastases à distance, nouvelle tumeur primaire dans l’autre sein), métastases à distance, décès lié au cancer du sein
  • critères de jugement secondaires : mortalité globale, décès sans récidive du cancer du sein, métastases osseuses, métastases extra-squelettiques, métastases locorégionales, nouvelle tumeur primaire dans l’autre sein, fracture
  • analyse en intention de traiter
  • analyses de sous-groupes selon la place de la première métastase, le statut par rapport à la ménopause, la classe de bisphosphonates.

 

Résultats

  • la durée de suivi médiane était de 5,6 ans (IQR de 3,7 à 8,0 ans) ; 3453 femmes ont fait une récidive ; 2607 sont décédées (dont 2106 femmes après récidive du cancer du sein)
  • pas de différence en termes de récidive du cancer du sein entre le groupe bisphosphonates et le groupe témoin (RR de 0,94 avec IC à 95% de 0,87 à 1,01), mais bien en termes de métastases à distance (RR de 0,92 avec IC à 95% de 0,85 à 0,99 et risque à 10 ans égal à 20,4% versus 21,8%) et en termes de décès liés au cancer du sein (RR de 0,91 avec IC à 95% de 0,83 à 0,99 et risque à 10 ans égal à 16,6% vs 18,4%)
  • pas de différence en termes de mortalité globale, de métastases locorégionales, de nouvelle tumeur primaire dans l’autre sein et de métastases extra-squelettiques entre le groupe bisphosphonates et le groupe témoin, mais bien en termes de métastases osseuses (RR de 0,83 avec IC à 95% de 0,73 à 0,94 et risque à 10 ans égal à 7,8% vs 9,0%) et en termes de risque de fracture (RR de 0,85 avec IC à 95% de 0,75 à 0,97 et risque absolu égal à 6,3% vs 7,3%)
  • contrairement au sous-groupe des femmes non encore ménopausées, où aucune différence statistiquement significative quant aux critères de jugement primaires et secondaires n’a été observée, il y avait, chez les femmes ménopausées, une diminution significative des récidives de cancer du sein (RR de 0,86 avec IC à 95% de 0,78 à 0,94), des métastases à distance (RR de 0,82 avec IC à 95% de 0,74 à 0,92), des métastases osseuses (RR de 0,72 avec IC à 95% de 0,60 à 0,86 et risque à 10 ans égal à 6,6% vs 8,8%) et des décès liés au cancer du sein (RR de 0,82 avec IC à 95% de 0,73 à 0,93 et risque à 10 ans égal à 14,7% vs 18,0%).

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs de cette méta-analyse concluent qu’un traitement adjuvant avec des bisphosphonates entraîne une diminution des métastases osseuses et améliore la mortalité liée au cancer du sein. Cependant, l’avantage n’est manifeste que lorsque le traitement est instauré chez des femmes ménopausées.

Financement de l’étude

Cancer Research UK, Medical Research Council.

 

Conflits d’intérêts des auteurs

Le promoteur n’a joué aucun rôle dans la conception de l’étude, dans le recueil des données, dans l’analyse des données, dans l’interprétation et la publication des résultats ; plusieurs auteurs mentionnent qu’ils ont reçu une rémunération dans le cadre de l’organisation d’études cliniques et aussi pour donner des avis d’expert ; 10 auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Comme nous l’avons mentionné lors de l’analyse (2) d’une précédente étude du Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group (EBCTCG) (7), la procédure de sélection est, ici aussi, peu transparente. Nous n’avons pas non plus la possibilité de juger de la qualité méthodologique des études cliniques randomisées qui ont été sélectionnées (randomisation, insu, perdus de vue pour le suivi, analyse en intention de traiter). Le point positif est cependant qu’une analyse en intention de traiter et une analyse de sous-groupe ont été effectuées sur la base des données individuelles.

 

Interprétation des résultats

Le risque de récidive du cancer du sein n’est pas significativement diminué pour les femmes sous bisphosphonates versus celles qui n’en recevaient pas. Dans l’analyse de sous-groupe chez les femmes ménopausées, une diminution statistiquement significative des récidives de cancer du sein, des métastases à distance et des décès liés au cancer du sein (critères de jugement primaires) ainsi que des métastases osseuses et de la mortalité globale (critères de jugement secondaires) a été observée. Le nombre de sujets à traiter (NNT) est égal à 45 pour éviter une métastase osseuse dans les 10 ans et est égal à 30 pour éviter un décès par cancer du sein dans les 10 ans. Des études complémentaires sont nécessaires pour poursuivre la recherche et savoir comment le fait d’être ou non ménopausée détermine la réponse aux bisphosphonates. Il ne fait nul doute que les changements qui surviennent à la ménopause ont un rôle important dans l’interaction complexe entre les hormones, la biologie tumorale, la fonction osseuse et les cellules souches de la moelle osseuse. Hormis l’interaction entre le fait d’être ou non ménopausée (et l’âge) et l’effet des bisphosphonates, les résultats ne sont pas influencés par les autres caractéristiques de la patiente ou de la tumeur (telles que le statut HER, le statut des ganglions lymphatiques et le grade de la tumeur). L’effet était d’ailleurs également indépendant de l’administration ou non d’une chimiothérapie, ce qui suggère que les bisphosphonates apportent un avantage en tant que traitement adjuvant. Il n’y avait pas non plus de différence quant à l’efficacité entre les différents schémas thérapeutiques et entre les différentes durées des traitements. Des études ont récemment débuté pour déterminer quels seraient le meilleur schéma et la meilleure durée de traitement. Outre le gain sur le plan oncologique, une diminution statistiquement significative du nombre de fractures chez les femmes ménopausées a été observée. Rien n’est toutefois mentionné au sujet des effets indésirables des bisphosphonates. En fonction de l’intensité du traitement, l’incidence de l’ostéonécrose de la mâchoire est de 1 à 2% (8,9) (ce qui signifie un NNH de 50 à 100).

 

Conclusion de Minerva

Cette méta-analyse de RCT provenant d’une seule base de données et méthodologiquement perfectible montre que les bisphosphonates en tant que traitement adjuvant du cancer du sein à un stade précoce sans métastase chez les femmes ménopausées diminuent les métastases osseuses ainsi que la mortalité liée au cancer du sein. La balance bénéfice-risque demeure indéterminée. La recherche doit se poursuivre pour connaître le schéma et la durée de traitement optimaux.

 

Pour la pratique

Le rapport du KCE sur le cancer du sein publié en 2013 (10) indique que, chez les femmes présentant un cancer du sein à un stade précoce sans métastase, les bisphosphonates ne doivent pas être recommandés comme traitement adjuvant (recommandation forte avec faible niveau de preuves). Le GPC de l’European Society of Medical Oncoloy (ESMO) publié en 2015 (11) recommande de parler de l’utilisation préventive des bisphosphonates aux femmes qui ont un cancer du sein et dont le taux d’œstrogènes est faible (suppression ovarienne ou ménopause) (le niveau de preuves de l’efficacité est moyen à élevé, mais l’avantage clinique est limité) ainsi qu’aux femmes qui présentent une perte osseuse secondaire au traitement hormonal (comme lors de l’utilisation d’un traitement endocrinien adjuvant) (le niveau de preuves de l’efficacité est élevé, avec un avantage clinique évident). La méta-analyse examinée ici montre que les bisphosphonates réduisent le risque de métastases osseuses chez les femmes ménopausées qui ont un cancer du sein à un stade précoce sans métastase. La balance bénéfice-risque demeure encore indéterminée. Le schéma de traitement optimal doit encore faire l’objet d’une recherche. Actuellement, aucun schéma thérapeutique n’est remboursé pour cette indication.

 

 

 

 

Références

  1. Belgian Cancer Registry. URL: http://www.kankerregister.org
  2. Cocquyt V, De Maeseneer D. Radiothérapie adjuvante : nécessaire après chirurgie conservatrice d’un cancer du sein invasif. MinervaF 2012;11(6):71-2.
  3. Cocquyt V , Denys H. Le trastuzumab en traitement adjuvant du cancer mammaire HER2-positif. MinervaF2006;5(9):130-2.
  4. Cocquyt V, Strijbos M. Une monothérapie adjuvante avec le létrozole est plus efficace que le tamoxifène chez des femmes ménopausées atteintes d’un cancer du sein hormonosensible. Minerva bref 28/11/2012.
  5. Weilbaecher KN, Guise TA, McCauley LK. Cancer to bone: a fatal attraction. Nat Rev Cancer 2011;11:411-25.
  6. Roodman GD. Mechanisms of bone metastasis. N Engl J Med 2004;350:1655-64.
  7. Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group. Treatment of early breast cancer: worldwide evidence, 1985-1990. Oxford: Oxford University Press, 1990. (Epub EBCTCG. CTSU 2015.)
  8. Gnant M, Mlineritsch B, Stoeger H, et al. Zoledronic acid combined with adjuvant endocrine therapy of tamoxifen versus anastrozole plus ovarian function suppression in premenopausal early breast cancer: final analysis of the Austrian Breast and Colorectal Cancer Study Group Trial 12. Ann Oncol 2014;26:313-20.
  9. Rathbone EJ, Brown JE, Marshall HC, et al. Osteonecrosis of the jaw and oral health-related quality of life after adjuvant zoledronic acid: an adjuvant zoledronic acid to reduce recurrence trial subprotocol (BIG1/04). J Clin Oncol 2013;31:2685-91.
  10. Wildiers H, Stordeur S, Vlayen J, et al. Breast cancer in women: diagnosis, treatment and follow-up. Good Clinical Practice (GCP) Brussels: Belgian Health Care Knowledge Centre (KCE). 2013. KCE Reports 143 - 3rd Edition. D/2013/10.273/38.
  11. Senkus E, Kyriakides S, Ohno S, et al. Primary breast cancer: ESMO Clinical Practice Guidelines for diagnosis, treatment and follow-up. Ann Oncol 2015;26 Suppl 5:v8-30.

 

 


Auteurs

Kruse V.
Dienst Medische Oncologie, UZ Gent
COI :

Denys H.
Dienst Medische Oncologie, UZ Gent
COI :

Cocquyt V.
Dienst Medische Oncologie, Universitair Ziekenhuis Gent
COI :

Glossaire

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