Revue d'Evidence-Based Medicine



Pas de relais par HBPM lors d’une interruption d’un traitement anticoagulant en vue d’une intervention élective à risque hémorragique en cas de FA ?



Minerva 2016 Volume 15 Numéro 7 Page 166 - 169

Professions de santé


Analyse de
Douketis JD, Spyropoulos AC, Kaatz S, et al; BRIDGE Investigators. Perioperative bridging anticoagulation in patients with atrial fibrillation. N Engl J Med 2015;373:823-33.


Question clinique
Chez des adultes sous traitement par warfarine pour une fibrillation auriculaire, quel est l’intérêt d’un relais de cette anticoagulation versus absence de relais lors de l’arrêt temporaire de la warfarine en vue d’une intervention chirurgicale (ou d’une investigation invasive) programmée en termes de survenue d’une thromboembolie artérielle ou d’une hémorragie majeure ?


Conclusion
Cette RCT concernant l’interruption d’un AVK en cas de FA à l’approche d’une intervention à risque montre qu’une absence de relais par HBPM est non inférieure à un relais en termes de prévention d’une thromboembolie artérielle et présente un risque significativement diminué d’hémorragie majeure. Les personnes et les interventions particulièrement à risque ne figuraient pas dans cette étude.


Contexte

Si les Guides de Pratique Clinique recommandent d’interrompre un traitement anticoagulant par antagoniste de la vitamine K (AVK) 5 jours avant une intervention chirurgicale (ou une investigation invasive) programmée à risque, ils présentent des divergences dans leurs recommandations d’assurer ou non un relais durant la période d’arrêt en administrant une héparine à bas poids moléculaire (HBPM). Dans des situations à haut risque (présence d’une prothèse valvulaire cardiaque mécanique par exemple) un relais est conseillé (1,2). En cas de fibrillation auriculaire (FA), les recommandations sont un peu divergentes. Le dernier GPC publié dans CHEST en 2012 (2) suggère un relais systématique mais cet avis repose sur des preuves de faible qualité. Le GPC AHA/ACC/HRS publié en 2014 (3) recommande également un relais avec une HBPM dans les situations à haut risque (niveau de preuve C) mais en cas de FA hors prothèse valvulaire cardiaque, il suggère de discuter la balance bénéfice/risque du relais de l’anticoagulation versus abstention (niveau de preuve C). Les principaux auteurs du GPC publié dans CHEST ont collaboré à une RCT contribuant à apporter des preuves plus solides dans ce domaine précis de la fibrillation auriculaire.

 

Résumé

Population étudiée

  • 1884 patients âgés d’au moins 18 ans, en FA chronique (permanente ou paroxystique) ou flutter, sous warfarine depuis au moins 3 mois, avec INR 2-3, devant subir une intervention chirurgicale ou une investigation invasive nécessitant une interruption du traitement par AVK ; présentant au moins 1 des critères de risque du CHADS2 score (insuffisance cardiaque congestive ou dysfonction ventriculaire gauche, HTA, âge ≥ 75 ans, diabète, antécédent d’AVC ischémique ou d’embolie systémique, d’AIT)
  • critères d’exclusion : valve cardiaque mécanique ; AVC, embolie systémique ou AIT dans les 12 semaines précédentes ; saignement majeur dans les 6 semaines précédentes ; clairance de créatinine < 30 ml/min ; plaquettes sanguines < 100 x 103/ml ; chirurgie cardiaque, intracrânienne ou intramédullaire planifiée
  • caractéristiques principales des patients inclus : moyenne d’âge de 71,7 ans ; 73,4% d’hommes ; majoritairement (40,2 et 37,6%) de score CHADS2 de 2 avec score moyen de 2,3 ; 87% avec HTA, 41% avec diabète, 11% avec insuffisance rénale ; 34,7% sous aspirine (non interrompue dans 60% des cas)
  • procédures effectuées : 89,4% à faible risque hémorragique.

Protocole d’étude

  • étude randomisée, en double aveugle, contrôlée versus placebo, multicentrique, de non inferiorité (USA et Canada)
  • interruption de la warfarine 5 jours avant la procédure et reprise le soir du jour de procédure ou le lendemain
  • administration soit de daltéparine 100 UI/kg 2x/J (n = 934) soit d’un placebo (n = 950) en SC à partir de 3 jours avant la procédure (dernière administration environ 24 heures avant la procédure) et reprise soit 12 h à 24 h après la procédure (si à risque faible d’hémorragie) ou 48 à 72 h après (si à haut risque d’hémorragie), jusqu’à la mesure d’un INR ≥ 2 
  • risque hémorragique définit par une classification mais, en définitive, laissé à l’appréciation des chercheurs.

Mesure des résultats

  • à 37 jours après la procédure, évaluation comparative du critère de jugement primaire au jour 30
  • critère de jugement primaire d’efficacité : thromboembolie artérielle (incluant AVC ischémique ou hémorragique, AIT, embolie systémique)
  • critères secondaires : infarctus du myocarde aigu, thrombose veineuse profonde, embolie pulmonaire, décès
  • critère de jugement primaire pour la sécurité : hémorragie majeure
  • critère secondaire : saignement mineur
  • analyse de non infériorité pour le critère de jugement primaire.

Résultats

  • 71 arrêts de participation, 162 procédures non réalisées
  • critère primaire d’efficacité : thromboembolie artérielle chez 0,4% des patients sans relais par HBPM versus 0,3% chez les patients avec relais ; différence de 0,1% (avec IC à 95% de -0,6 à 0,8) ; p = 0,01 pour la non infériorité ; p = 0,73 pour la supériorité ; le résultat est semblable pour une analyse n’incluant que les patients avec procédure réalisée ; le délai médian de thromboembolie artérielle post procédure a été de 19j (IQR de 6 à 23j)
  • critères d’efficacité secondaires : pas de différence significative
  • critère primaire de sécurité : hémorragie majeure chez 1,3% des patients sans relais et 3,2% des patients avec relais avec supériorité de l’absence de relais : RR de 0,41 (avec IC à 95% de 0,20 à 0,78 ; p = 0,005) ; aucune hémorragie fatale ; délai médian d’hémorragie majeure de 7j (IQR de 4 à 18j)
  • critère de sécurité secondaire : moins d’hémorragies mineures en l’absence de relais (12,0% versus 20,9% ; p < 0,001).

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que chez des patients en fibrillation auriculaire interrompant leur traitement par warfarine en vue d’une intervention chirurgicale ou d’une autre procédure invasive élective, l’absence de relais de l’anticoagulation est non inférieure à l’instauration d’un relais avec héparine à bas poids moléculaire pour la prévention d’une thromboembolie artérielle et diminue le risque de saignement majeur.

Financement de l’étude

National Heart, Lung, and Blood Institute of the National Institutes of Health (NHLBI, USA). La firme Eisai a fourni la daltéparine, mais n’est intervenue dans aucune phase de l’étude.

Conflits d’intérêts des auteurs

Sur le site du NEJM : sur les 14 auteurs listés, 4 déclarent un conflit d’intérêts potentiel (dont 3 pour financement reçu du NHLBI) pour cette recherche.

 

Discussion

Considérations sur la méthodologie

Cette recherche est basée sur un dessin et un protocole de bonne qualité méthodologique. Des définitions claires sont fournies pour les critères de jugement.

Le calcul de la population à inclure a été fait sur base d’une puissance de 80% pour l’efficacité et de 99% pour la sécurité. Ce chiffre de population a été adapté en cours d’étude à 90% de puissance pour les critères de jugement primaires, en fonction des résultats globaux d’incidence observés lors d’analyses intermédiaires.

L’analyse primaire prévue dans le protocole est de non infériorité avec une borne de non infériorité de 1,0%, ce qui est correct au vu des résultats d’autres études. La dose de daltéparine utilisée dans cette étude est celle qui est également recommandée en traitement en Belgique. Les limites à souligner concernent l’interprétation des résultats (voir paragraphe suivant).

Interprétation des résultats

Cette RCT montre donc une non infériorité en efficacité (prévention d’une thromboembolie artérielle) de l’absence de relais par HBPM versus relais chez des patients en FA sous warfarine mais qui doivent arrêter celle-ci en vue d’une procédure à risque hémorragique. Pour les procédures effectuées, une forte majorité (89,4%) étaient à faible risque hémorragique (selon la classification préspécifiée du protocole) mais seulement 69,1% des procédures ont été traitées suivant le protocole faible risque hémorragique.

La différence entre les deux approches se situe au niveau du risque d’hémorragie majeure avec une nette supériorité pour l’absence de relais versus relais par HBPM.

Il faut souligner les nombreux critères d’exclusion de cette étude. Cette étude ne permet pas de conclure pour des patients présentant des scores CHADS2 élevés (> 4) ni pour ceux qui doivent subir une intervention à haut risque thromboembolique artériel et hémorragique, ni pour ceux qui portent une valve mécanique.

Deux éléments plus particuliers nous semblent utiles à souligner. Les sujets qui ont présenté une thromboembolie artérielle avaient un score moyen CHADS2 de 2,6 (écarts de 1 à 4) soit un score plus élevé que celui de l’ensemble de la population d’étude. D’autre part, si le délai médian de survenue d’une hémorragie majeure est de 7 jours, le délai médian est plus long pour la survenue d’une thromboembolie artérielle : 19 jours (IQR de 6,0 à 23,0). La surveillance (étroite) du patient doit donc être relativement prolongée.

Mise en perspective

L’incidence d’une thromboembolie en cas d’interruption d’un traitement par AVK semble faible. Dans une étude d’observation prospective publiée en 2008 (4), le risque, dans la majorité des cas sans relais par HBPM, en cas de FA (54% des patients de cette étude dont seuls 2,7% avaient reçu un relais par HBPM), est de 0,7% (avec IC à 95% de 0,2 à 1,9%).

Le bénéfice d’un relais par HBPM versus absence de relais n’avait été évalué que dans des études d’observation. En 2012, une méta-analyse de 33 études d’observation et une RCT incluant des patients avec FA ou valve cardiaque mécanique (5) ne montrait pas de diminution significative des évènements thromboemboliques (OR à 0,80 avec IC à 95% de 0,42 à 1,54) avec un relais par HBPM mais, par contre, elle observait une incidence accrue de saignements majeurs (OR à 3,60 avec IC à 95% de 1,52 à 8,50). Cette constatation a été ultérieurement confirmée dans une autre étude d’observation prospective (6).

Les recommandations des GPC actuels concernant un relais ou non par HBPM en cas d’interruption d’un traitement anticoagulant par AVK ne sont pas concordantes (1-3), suggérant un relais systématique (2) ou plus ciblé (1,3). Les auteurs de ces GPC soulignent eux-mêmes la faiblesse des preuves sur lesquelles se basent leurs recommandations.

Pour les nouveaux anticoagulants oraux (NAOs), la clarté devra également être faite. Dans une analyse ultérieure de l’étude RE-LY avec le dabigatran (7), le même auteur principal (Douketis) que celui de la recherche analysée ici, souligne une absence de différence entre interruption et relais pour l’incidence de thromboembolie mais davantage d’hémorragies majeures en cas de relais versus interruption (6,8% versus 1,6% ; p < 0,001).

 

Conclusion de Minerva

Cette RCT concernant l’interruption d’un AVK en cas de FA à l’approche d’une intervention à risque montre qu’une absence de relais par HBPM est non inférieure à un relais en termes de prévention d’une thromboembolie artérielle et présente un risque significativement diminué d’hémorragie majeure. Les personnes et les interventions particulièrement à risque ne figuraient pas dans cette étude.

 

Pour la pratique

Chez des patients avec fibrillation auriculaire et sous AVK pour cette indication devant interrompre leur traitement anticoagulant en vue d’une intervention élective à risque hémorragique, le dernier GPC publié dans CHEST (2) suggère un relais systématique par HBPM plutôt que son absence, mais cet avis repose sur des preuves de (très) faible qualité. D’autres GPC suggèrent un relais plus ciblé (1,3) avec également un niveau de preuve de faible qualité. Une analyse de l’ensemble des données d’observation et les résultats de la RCT ici présentée mettent la faible recommandation d’assurer un relais systématique en doute. Une conclusion n’est cependant pas possible (absence de données) pour les patients les plus à risque et pour les interventions à haut risque thromboembolique ou hémorragique.

 

 

Références

  1. Fuster V, Rydén LE, Cannom DS, et al. 2011 ACCF/AHA/HRS focused updates incorporated into the ACC/AHA/ESC 2006 Guidelines for the management of patients with atrial fibrillation: a report of the American College of Cardiology Foundation/American Heart Association Task Force on Practice Guidelines developed in partnership with the European Society of Cardiology and in collaboration with the European Heart Rhythm Association and the Heart Rhythm Society. J Am Coll Cardiol 2011;57:e101-98.
  2. Douketis JD, Spyropoulos AC, Spencer FA, et al. Perioperative management of antithrombotic therapy: antithrombotic therapy and prevention of thrombosis, 9th ed: American College of Chest Physicians Evidence-Based Clinical Practice Guidelines. CHEST 2012;141(2 Suppl):e326S–50S.
  3. January CT, Wann LS, Alpert JS, et al; ACC/AHA Task Force Members. 2014 AHA/ACC/HRS guideline for the management of patients with atrial fibrillation: executive summary: a report of the American College of Cardiology/American Heart Association Task Force on practice guidelines and the Heart Rhythm Society. Circulation 2014;130:2071-104.
  4. Garcia DA, Regan S, Henault LE, et al. Risk of thromboembolism with short-term interruption of warfarin therapy. Arch Intern Med 2008;168:63-9.
  5. Siegal D, Yudin J, Kaatz S, et al. Periprocedural heparin bridging in patients receiving vitamin K antagonists: systematic review and meta-analysis of bleeding and thromboembolic rates. Circulation 2012;126:1630-9.
  6. Steinberg BA, Peterson ED, Kim S, et al; Outcomes Registry for Better Informed Treatment of Atrial Fibrillation Investigators and Patients. Use and outcomes associated with bridging during anticoagulation interruptions in patients with atrial fibrillation: findings from the Outcomes Registry for Better Informed Treatment of Atrial Fibrillation (ORBIT-AF). Circulation 2015;131:488-94.
  7. Douketis JD, Healey JS, Brueckmann M, et al. Perioperative bridging anticoagulation during dabigatran or warfarin interruption among patients who had an elective surgery or procedure: substudy of the RE-LY trial. Thromb Haemost 2015;113:625-32.

 




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