Revue d'Evidence-Based Medicine



AMM fractionnées : intérêt pour le patient ou l’industrie ?



Minerva 2017 Volume 16 Numéro 5 Page 108 - 110

Professions de santé


En 2014, l’EMA (Agence européenne du médicament) mettait en place un nouveau projet pilote relatif aux « adaptative pathways », traduit par « AMM fractionnées » (AMM = Autorisation de Mise sur le Marché) en français. De quoi s’agit-il ? Accélérer les mises sur le marché des médicaments, sur la base de résultats obtenus sur des études de qualité minimale : évaluation sur critère de jugement intermédiaire, petit nombre de patients, et cetera. D’un point de vue EBM, Minerva montre régulièrement dans ses analyses l’inconsistance de telles études car elles ne permettent généralement aucune conclusion pratique, frustrant à juste titre le clinicien qui prend la peine de nous lire.

Mais alors, pourquoi l’EMA a-t-elle procédé de la sorte ? N’y avait-il pas eu le malheureux exemple du thalidomide pourtant ? Le mot tragédie est sans aucun doute plus adapté et respecte mieux les patients qui en ont subi les effets indésirables… Mais les lobbies, les firmes pharmaceutiques, des professionnels de la santé, et même certaines associations de patients se sont manifestés, réclamant, au nom d’un changement de paradigme, un accès beaucoup plus rapide à toutes les nouveautés pharmaceutiques qui pourraient bien avoir le pouvoir de sauver des vies. Contre toute règle de prudence élémentaire, selon nous, car incompatible avec le principe de précaution déjà discuté dans Minerva (1), et en contradiction avec tous les efforts de règlementation plus stricte, l’EMA s’est inclinée devant les pressions et a mis au point ce projet pilote. Il n’y a aujourd’hui aucun intérêt à rediscuter la mise en place de ce processus. Cependant, l’EMA avait demandé que les firmes récoltent les données cliniques ‘dans la vie réelle’ (terme utilisé par l’EMA pour désigner une étude d’observation) afin de compléter le dossier de la molécule. Comme l’exige toute démarche de qualité, il est important d’en évaluer l’impact sur la santé des patients à terme. En 2016, une première évaluation a eu lieu, tant par l’EMA (2) que par des chercheurs indépendants et renommés, dont les résultats sont parus dans le BMJ (3).

 

1/ Existe-t-il des données probantes justifiant d’être exigeant quant au processus d’évaluation ?

Rappelons ici l’importance des phases 3 d’études, même pour un critère de jugement en lien avec l’efficacité d’un traitement : Arrowsmith et al. ont montré en 2011 (4) que près de la moitié des études d’intervention thérapeutique qui avaient passé avec succès la phase 2 de développement échouaient en phase 3, la plupart à cause d’un manque d’efficacité ou de sécurité. Rappelons que les premières études cliniques de courte durée, sur de petits groupes, avec une ampleur de l’effet large (5), surestiment ou donnent souvent une fausse impression du bénéfice clinique à attendre de la molécule étudiée (6,7). Rappelons également les questions soulevées par le manque de pertinence clinique, car souvent (très) discutable, des critères de jugement intermédiaires (8-10). De plus, dans le cadre d’une AMM fractionnée, les molécules mises sur le marché public sont encore peu connues, tant en termes de bénéfice clinique (puisque seuls des critères de jugement intermédiaires ont été exigés) qu’en termes d’effets indésirables.

En conclusion, la balance bénéfice-risque n’est pas connue au moment de la mise accélérée sur le marché, et le clinicien est bien en peine de donner une information pertinente et adéquate à son patient.

 

2/ Quels vont dès lors être les objectifs d’une évaluation factuelle de ce projet pilote ?

Le défi consiste à évaluer : la définition des critères de jugement primaires et secondaires étudiés (évaluation de l’efficacité sur des critères de jugement cliniquement pertinents) et des critères de sécurité (quels éléments vont être relevés pour donner la meilleure image des effets indésirables potentiels de la molécule), la fiabilité des méthodes de collecte de données, les méthodes d’analyses des données, l’identification des biais, la publication et la mise à disposition du public des résultats observés, la publication des conflits d’intérêts.

 

3/ Quels sont les résultats de cette évaluation ?

a) Le point de vue de l’EMA (2) : 62 médicaments ont été concernés par ce projet pilote. Les auteurs disposent des données complètes pour 6 études (seulement). Des problèmes d’identification des objectifs de ce suivi ‘en vie réelle’ sont relevés : « La majorité des propositions reçues ne répondait pas aux critères d'admissibilité pour le projet pilote et les demandeurs ont été invités à poursuivre des itinéraires de développement traditionnels. Cela s'est produit au stade de la soumission au pilote, mais aussi lorsque les discussions scientifiques ultérieures sur des protocoles plus détaillés mettaient en doute la faisabilité du plan de développement. ». De même, la majorité des design ont été évalués comme étant vagues, les protocoles ne permettant pas d’enrichir avec les données ‘de la vie réelle’ les RCTs initiales, tant sur les critères de jugement efficacité que sécurité. Une discussion critique relative à la qualité, les biais potentiels, la fiabilité des données, la pertinence vis-à-vis de la réglementation, étaient manquantes. L’implication précoce des agences d’évaluation des technologies de santé - NICE (UK), HAS (France), AEMPS (Espagne), AIFA (Italie), G-Ba (Allemagne), HVB (Autriche), NoMA (Norvège), TLV (Suède) et ZINL (Pays-Bas) - n’a pas été à la hauteur des espérances de l’EMA… Les propositions de l’EMA en conclusion de ce dossier sont d’inviter encore plus d’intervenants dans les discussions préalables et le suivi de ce projet, comme les patients, les agences de remboursement des médicaments, et cetera. Avec une restriction : aucune discussion sur les prix des médicaments concernés ne pourra avoir lieu ! Conclusion de l’EMA : « les « AMM fractionnées » sont encore un concept en développement qui sera affiné à mesure que plus de médicaments seront pris en compte pour cette approche ».

 

b) Le point de vue de Davis et al. (3) : les auteurs font remarquer qu’un des postulats fondateurs de la réflexion des AMM fractionnées est basé sur le fait que la récolte de données de santé sous format électronique ‘dans la vie réelle’ (big data) doit pouvoir accroître, rapidement après la mise sur le marché, les connaissances acquises sur une molécule. Parallèlement, ils relèvent sur base des travaux de Moore et al. (11) que d’énormes progrès en terminologie médicale, structuration de l’information, qualité de l’encodage par les utilisateurs et définition des outils méthodologiques tant des récoltes de données que des analyses statistiques doivent encore être réalisés avant que ces données puissent être une source pertinente et fiable de connaissances pour l’évaluation de la sécurité des médicaments. Les auteurs rappellent également qu’une étude d’observation n’est pas une RCT. Les premières peuvent nous permettre de générer des hypothèses ou aider à compléter les connaissances nées d’une RCT robuste, mais ne peuvent pas compenser les faiblesses ou les incertitudes liées à des études de qualité méthodologique insuffisante. Ce projet pilote est-il du coup bien adapté au but assigné ?

Les auteurs relèvent également un problème de communication dans le chef de l’EMA : si une molécule est admise dans le projet pilote AAM fractionnées, c’est souvent parce que cette molécule est vendue comme étant une percée (majeure) sur le plan thérapeutique. Comment les praticiens peuvent-ils dès lors restreindre l’utilisation de la molécule à des populations très spécifiques, et comment les autorités feront-elles pour retirer ultérieurement la molécule du marché si nécessaire ?

c) Notre lecture : le rapport de l’EMA ne permet aucune critique pertinente. Les 62 molécules étudiées ne sont pas citées, les indications thérapeutiques précises ne sont pas mentionnées, les critères de jugement sont absents (si on excepte les mots efficacité et sécurité), aucune information factuelle n’est clairement mentionnée (caractéristiques de population, lieu d’essai, évaluation de l’effet clinique, récolte des données, outils statistiques utilisés, analyse des données, conflits d’intérêts). Cela n’est pas très sérieux…

 

Conclusion 

« AMM fractionnées : le flop de l’EMA » titrait La Revue Prescrire dans sa section Ouvertures de décembre 2016 (12) en écho à la publication parue dans le BMJ. Nous ne pouvons que lui donner raison. Et nous nous interrogeons sur les intérêts de l’EMA : pourquoi refuser les outils éprouvés permettant de réduire au maximum l’incertitude liée à la pratique des soins ? Pourquoi accepter de mettre tant de patients en danger potentiel, alors que les bénéfices cliniques ne sont pas clairement établis, marginaux, ou inexistants ? Combien de morts « silencieuses » (versus un crash aérien par exemple) devrons-nous encore accepter ? Combien de ressources publiques devrons nous encore accepter de mobiliser pour corriger les effets indésirables d’un processus qui n’est ni sûr pour les patients, ni pertinent cliniquement ?

 

 

Références  

  1. Dagneaux I, De Jonghe M. Le principe de précaution et l’EBM. [Editorial] MinervaF 2012(11);5:53.
  2. Final report on the adaptive pathways pilot. European Medicines Agency, 2016;44:1-23.
  3. Davis C, Lexchin J, Jefferson T, et al. « Adaptive pathways » to drug authorisation: adapting to industry? BMJ 2016;354:i4437. DOI: 10.1136/bmj.i4437
  4. Arrowsmith J. Trial watch: Phase III and submission failures: 2007–2010. Nat Rev Drug Discov 2011;10:87. DOI: 10.1038/nrd3375
  5. Henrard G. Trop beau pour être vrai ? Quand un effet largement positif n’est pas nécessairement conclusif. MinervaF 2017;16(5):133-4.
  6. Pereira TV, Horwitz RI, Ioannidis JP. Empirical evaluation of very large treatment effects of medical interventions. JAMA 2012;308:1676-84. DOI: 10.1001/jama.2012.13444
  7. Chevalier P. Crédibilité et inflation de l’efficacité dans les méta-analyses. MinervaF 2012;11(1):12.
  8. Michiels B. Choix et signification des critères de jugement primaires et secondaires dans les synthèses méthodiques. MinervaF 2015;14(10):128.
  9. Chevalier P. Fiabilité limitée des résultats sur des critères intermédiaires. MinervaF 2014;13(7):90.
  10. Chevalier P. Critères intermédiaires et critères d’évènements cliniques pertinents : ampleur d’effet différente. MinervaF 2014;13(9):116.
  11. Moore TJ, Furberg CD. Electronic health data for postmarket surveillance: a vision not realized. Drug Saf 2015;38:601-10. DOI: 10.1007/s40264-015-0305-9
  12. Prescrire Rédaction. « AMM fractionnées » : le flop de l’EMA. Rev Prescrire 2016;36:932.

 


Auteurs

De Jonghe M.
médecin généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, UCLouvain
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Commentaires

Marc Van de Casteele 02/06/2017 15:27

Il y a plusieurs incertitudes avec ce nouveau système, notamment le flou qui existe sur la responsabilité scientifique et financière. Voir publication commune de plusieurs 'payers' dans Frontiers in Pharmacology 2016 DOI:10.3389/fphar.2016.00305: Payers' views of the changes arising through the possible adoption of adaptive pathways.