Revue d'Evidence-Based Medicine



Fraction attribuable et fraction attribuable dans la population



Minerva 2018 Volume 17 Numéro 1 Page 17 - 20

Professions de santé



Minerva a récemment publié deux commentaires (1-4) qui font appel au concept de « Fraction attribuable dans la population », concept défini dans le glossaire (5) comme « Proportion de cas de la maladie dans la population générale que l’on peut attribuer au facteur de risque. C’est un concept épidémiologique important qui permet de dépister un facteur causal et de mettre en place des interventions ciblées afin de diminuer l’incidence de la maladie ».

Nous vous proposons de revoir la portée du concept et ses limites en épidémiologie causale, et de l’étendre à l’épidémiologie clinique.

 

Le concept épidémiologique

La science épidémiologique - dans sa déclinaison causale (6) - vise à mettre en évidence, en comparant des populations exposées ou non à un « facteur de risque », un déterminant ou cause potentiel(le) de maladie (celle-ci est donc le « risque »). Le raisonnement à la base de l’épidémiologie étant qu’une cause potentielle augmente une fréquence observée, la méthode utilisée implique de décompter dans chaque groupe (exposé - E, ou non-exposé - NE) les cas de maladies apparus pendant la période d’étude, semblable pour les deux groupes. Le décompte le plus simple est l’incidence cumulée(i.c.) qui est, dans une population, la proportion de personnes qui développe une maladie au cours d’une période déterminée.

Donc, pour pouvoir comparer deux groupes (deux populations), il faut exprimer ce décompte comme une proportion, une fraction ; le dénominateur est le nombre de patients exposés, ou - avec plus de précision - les patients PENDANT leur temps d’exposition (expression en patients-années par exemple). Cette i.c. est aussi appelée risque (R) chez les exposés (RE) et chez les non-exposés (RNE - que l’on peut définir comme le « risque de base » -). Le risque est donc un attribut de l’individu.

 

La comparaison des i.c. du groupe exposé et du groupe non-exposé se fait habituellement par leur rapport : c’est le risque relatif (RR) qui est donc i.c.E/i.c.NE ou RE/RNE.

 

Toute étude épidémiologique (cohorte, registre, …) capable de générer des cas incidents permet directement ce type de calculs. 

 

La validité intrinsèque du RR est liée à la qualité des données recueillies : définition claire des cas incidents, définition claire du facteur d’exposition, méthodologie de recueil …

 

La comparaison du RR observé par rapport à un modèle centré sur le hasard (les groupes observés étant des échantillons d’une population, il faut prendre en compte la variabilité) permet de calculer la compatibilité du RR observé avec ce modèle (RR = 1) (pour rappel le modèle du hasard est également appelé l’expression de l’hypothèse nulle), et donc d’inférer une association plausible ; de plus, les différentes techniques d’ajustement permettent de limiter les éventuels biais de confusion.

Une fois l’association établie, les épidémiologistes aiment rappeler qu’il n’y a jamais synonymie entre association et causalité : l’acceptation d’une causalité vraie repose sur un arsenal d’arguments, souvent résumés par les critères d’Austin Bradford Hill. Parmi ceux-ci, l’existence et la réplication d’expérimentations épidémiologiques sont fondamentales (7,8).

 

Ce qui intéresse les décideurs en santé publique, c’est la portée réelle et le coût liés au contrôle du facteur de risque éventuellement causal mis en évidence, donc le rapport coût-bénéfice. Pour quantifier cela, il faut pouvoir mesurer le nombre (ou le pourcentage - ce qui permet l’expression en probabilité) de malades incidents en excès liés au facteur de risque, donc attribuables à ce facteur.

 

Les déclinaisons du concept 

  • risque attribuable (RA) ou excès de risque : estime ce nombre en faisant la différence entre le risque des exposés et le risque des non-exposés, soit RA = RE-RNE
  • fraction attribuable (FA) : estime chez les exposés, la partie réellement liée au facteur de risque, soit FA = RA/RE = (RE - RNE)/RE, ce qui peut s’écrire (en divisant l’expression précédente par RNE) : FA = (RR-1)/RR (pour rappel RR = RE/RNE).
  • fraction attribuable dans la population (FAP) : estime pour la cohorte l’excès de risque ; pour une population, l’impact d’un facteur de risque dépend de la prévalence dans la population du dit facteur de risque (PFR) et du risque relatif (RR) ; sa formulation arithmétique est FAP =PFR*(RR-1)/(1+ PFR*(RR-1)) ; remarquons que si la prévalence est 1, on retrouve bien sûr la formule de la fraction attribuable chez les exposés.

 

Cette dernière expression permet aux décideurs et aux acteurs en santé publique de mesurer l’impact potentiel d’une action de contrôle d’un facteur de risque au niveau populationnel (9).

 

Un exemple chiffré, repris de Kleinbaum et al. (10), permet d’illustrer ces concepts : une cohorte de 156 patients coronariens fumeurs sont suivis 5 ans ; les décès sont comptabilisés, et classés selon l’abandon ou non de la cigarette

Coronariens

Fumeurs persistants

Ex-fumeurs

Total

Morts

27

14

41

Survivants

48

67

115

Total

75

81

156

 

  • Risque chez les fumeurs persistants : RE : 27/75 = 0,36
  • Risque chez les ex-fumeurs : RNE : 14/81 = 0,17
  • Risque relatif = RE/RNE, soit : 0,36/0,17 = 2,1                                                  
  • Risque attribuable = RE-RNE, soit 0,36 - 0,17 = 0,19
    • Ce qui signifie que sur 100 patients coronariens qui continuent à fumer (exposés) pendant 5 ans, 19 mourront- en plus du risque de base -

De ce fait :

  • Fraction attribuable : = (RE - RNE)/RE, soit : (0,36 - 0,17)/0,36 = 0,52.
    • Ce qui signifie que sur 100 patients coronariens qui continuent de fumer, plus de la moitié de ceux qui meurent mourront de ce fait
  • Fraction attribuable dans la population : la proportion de patients exposés étant de 75/156, soit 0,48 (= PFR), et FAP = PFR*(RR-1)/(1+ PFR*(RR-1)), soit : 0,48*(2,1-1)/(1+0,48*(2,1-1) = 0,34.
    • Ce qui signifie que 34% des cas incidents observés dans cette cohorte sont liés au maintien du tabagisme ; pour le décideur en santé publique, cela signifie que, pour une population semblable à cette cohorte, supprimer le tabagisme après infarctus, aboutirait à supprimer potentiellement 34% des cas de morts observées post-infarctus (pour une durée semblable à celle de l’étude).
  • Le principal argument de causalité : l’expérimentation

Les calculs précédents éclairent sous différents angles l’impact potentiel d’un contrôle d’un facteur de risque sur la santé de la population. Cet impact potentiel sera réalisé si le facteur de risque est effectivement contrôlé ET si la causalité a été clairement argumentée. L’expérimentation, et sa réplication, sont sans nul doute acceptées comme arguments fondamentaux en faveur de la causalité. Bien entendu, l’expérimentation dans le contexte épidémiologique (dans une population) est rarement possible, d’autant plus si une cause potentiellement nuisible est étudiée, car éthiquement inacceptable. Cela n’a pas empêché la reconnaissance du rapport causal entre le tabagisme et le cancer du poumon, même si les discussions ont été longues et difficiles, notamment de par l’intervention de l’industrie du tabac (11).

L’étude contrôlée randomisée (RCT), conçue au départ dans le contexte clinique (12) afin de tester un traitement, habituellement versus placebo, peut être utilisée en contexte épidémiologique pour tester une hypothèse causale formulée au départ de données préalablement acquises en situation d’observation. Un exemple de cette utilisation est l’étude DCCT(13) dans le diabète de type 1, qui a été initiée pour tester l’hypothèse causale (fort controversée avant cette étude (14)) que le contrôle de la glycémie moyenne prévient le développement de la rétinopathie diabétique. Le plan expérimental utilisé compare un groupe traité « intensivement » et un groupe traité classiquement. Ce type d’expérimentation, aux confins de l’épidémiologie et du domaine clinique, fait partie de l’épidémiologie clinique, proposée aux investigateurs cliniques pour faire le pont entre l’investigation clinique et la médecine préventive propre à l’épidémiologie (15). Notons un point important de méthodologie pour la lecture d’une étude expérimentale dans le contexte de l’épidémiologie clinique : le contrôle expérimental du facteur causal présumé diminue l’incidence attendue des évènements cliniques, et le RR calculé sera donc RTrait/RBase, et inférieur à 1 ; les résultats sont souvent exprimés en réduction relative du risque (RRR), qui est (1- RR)*100%, soit ((RBase - RTrait)/RBase)*100%, équivalent mathématique d’une fraction attribuable.

Synthèse 

Quelle est la relation causale entre l’athéromatose, ses facteurs de risque et ses critères de jugement cliniques, les maladies cardiovasculaires ?

Une riche étude de cohorte est celle de Framingham : initiée en 1948 et toujours en cours, elle a pour but initial de comprendre les déterminants - il y avait 28 hypothèses étiologiques  au départ - des maladies cardiovasculaires (16).

Les résultats observés identifient rapidement l’excès de poids, le diabète de type 2, l’hypertension artérielle, les dyslipidémies et le tabagisme comme facteurs de risque majeurs (17,18).

Voici 3 exemples de contrôles par l’expérimentation :

  • l’effet potentiel d’un contrôle de l’hypercholestérolémie a été formulé dès 1975, sur la base de calculs de FA (19) ; la relation causale a pu être démontrée dès que le contrôle du facteur de risque a été raisonnablement efficace par une intervention médicamenteuse (20)
  • notons, par contre, l’absence de démonstration à portée causale pour le HDL-Cholestérol (21)
  • malgré une FAP de l’ordre de 18% pour la femme et 7% pour l’homme pour la mortalité CV liée au diabète de type 2 (22), la frustration causale reste semblable (23), aucune démonstration convaincante liant contrôle de la glycémie moyenne et l’évolution de l’athéromatose vers une expression clinique n’ayant pu être réalisée à ce jour.

 

Conclusion 

Pour le clinicien de première ligne, il paraît important de bien positionner le concept de « fraction attribuable (dans la population) » dans la longue chaîne qui mène de l’observation empirique à la nature causale vraie d’un facteur de risque. Ce n’est que lorsque la causalité est bien établie qu’une intervention rationnelle menant éventuellement à une modification de l’histoire naturelle de la maladie peut être envisagée pour le patient individuel.

 

 

Références  

  1. Dehaene I, Roelens K, Poelman T. Comment déterminer le risque de pré-éclampsie ? MinervaF 2017;16(6):138-41.
  2. Bartsch E, Medcalf K, Park A, Ray J; High Risk of Pre-eclampsia Identification Group. Clinical risk factors for pre-eclampsia determined in early pregnancy: systematic review and meta-analysis of large cohort studies. BMJ 2016;353:i1753. DOI: 10.1136/bmj.i1753
  3. Vanhaeverbeek M. Le liraglutide est-il sans risque au plan cardiovasculaire dans le traitement du diabète de type 2, ou a-t-il même un effet cardioprotecteur ? Minerva bref 15/02/2017.
  4. Marso SP, Daniels GH, Brown-Frandsen K, et al. Liraglutide and cardiovascular outcomes in type 2 diabetes. N Engl J Med 2016;375:311-22. DOI: 10.1056/NEJMoa1603827
  5. MinervaF. Fraction attribuable dans la population. Glossaire.
  6. Morabia A. Epidémiologie causale. Chêne-Bourg: Médecine et hygiène, 1996.
  7. Bhopal RS. Concepts of epidemiology. Third edition. Oxford: Oxford University Press, 2016.
  8. Ioannidis JP. Exposure-wide epidemiology: revisiting Bradford Hill. Stat Med 2016;35:1749-62. DOI: 10.1002/sim.6825
  9. Rockhill B, Newman B, Weinberg C. Use and misuse of population attributable fractions. Am J Public Health 1998;88:15-9.
  10. Kleinbaum DG, Sullivan KM, Barker ND. A pocket guide to epidemiology. New-York: Springer, 2007.
  11. Proctor RN. The history of the discovery of the cigarette-lung cancer link: evidentiary traditions, corporate denial, global toll. Tob Control 2012;21:87-91. DOI: 10.1136/tobaccocontrol-2011-050338
  12. Fuchs FD, Klag MJ, Whelton PK. The classics: a tribute to the fiftieth anniversary of the randomized clinical trial. J Clin Epidemiol 2000;53:335-42. DOI: 10.1016/S0895-4356(99)00185-7
  13. The DCCT Research Group. Are continuing studies of metabolic control and microvascular complications in insulin-dependent diabetes mellitus justified? N Engl J Med 1988;318:246-250. DOI: 10.1056/NEJM198801283180411
  14. Pirart J, Lauvaux JP, Rey W. Blood Sugar and Diabetic Complications. N Engl J Med 1978;298:1149. DOI: 10.1056/NEJM197805182982020
  15. Paul JR. President's address clinical epidemiology. J Clin Invest 1938;17:539-41. DOI: 10.1172/JCI100978
  16. Giroux E. Origines de l'étude prospective de cohorte: épidémiologie cardio-vasculaire américaine et étude de Framingham. Revue d'Histoire des Sciences 2011/2;64:297-318. DOI: 10.3917/rhs.642.0297
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  21. Rosenson RS. The high-density lipoprotein puzzle: why classic epidemiology, genetic epidemiology, and clinical trials conflict? Arterioscler Thromb Vasc Biol 2016;36:777-82. DOI: 10.1161/ATVBAHA.116.307024
  22. Kannel WB, McGee DL. Diabetes and cardiovascular disease. The Framingham study. JAMA 1979;241:2035-8. DOI: 10.1001/jama.1979.03290450033020
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