Revue d'Evidence-Based Medicine



Faut-il tenir compte du niveau de fragilité d’un sujet âgé en fibrillation auriculaire avec indication d’anticoagulation ?



Minerva 2022 Volume 21 Numéro 3 Page 58 - 61

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Kim DH, Pawar A, Gagne JJ, et al. Frailty and clinical outcomes of direct oral anticoagulants versus warfarin in older adults with atrial fibrillation : a cohort study. Ann Intern Med 2021;174:1214-23. DOI: 10.7326/M20-7141


Question clinique
Quelles sont l’efficacité et la sécurité des anticoagulants oraux directs par rapport à une antivitamine K chez des sujets âgés atteints de fibrillation auriculaire, en fonction du niveau de leur fragilité, en termes de mortalité et de survenue d’accidents ischémiques ou d’hémorragies ?


Conclusion
Les résultats de l’étude amènent à la conclusion que pour les personnes âgées atteintes de FA, l'apixaban est associé à des taux plus faibles d'événements indésirables à tous les niveaux de fragilité. Le dabigatran et le rivaroxaban ont été associés à des taux d'événements inférieurs uniquement chez les patients non fragiles. Pour Minerva, cette étude aux multiples problèmes méthodologiques n’apporte rien de concret au praticien pour évaluer la fragilité du sujet âgé dans le contexte d’une FA non-valvulaire à traiter par anticoagulant. Elle ne permet pas d’affiner les recommandations actuelles. Anticoaguler la fibrillation auriculaire chez le sujet âgé doit probablement tenir compte de son éventuelle fragilité mais les outils pour évaluer cette fragilité manquent à l’heure actuelle.


Contexte

Les nouveaux anticoagulants oraux (NACO), appelés anticoagulants oraux directs (AOD) – les inhibiteurs du facteur Xa (rivaroxaban, apixaban, édoxaban) et les inhibiteurs directs de la thrombine (dabigatran) – sont utilisés dans la fibrillation auriculaire (FA) pour la prévention des embolies, notamment cérébrales, sources d’AVC. Malgré les problèmes méthodologiques liés notamment au design des études (non-infériorité), leur intérêt a été mis en évidence par des études randomisées et par des revues systématiques dont plusieurs ont été analysées par Minerva (1-6). Le consensus de l’INAMI de 2017 (7) concernant les NACO dans la FA avait conclu que « les NACO offraient un bénéfice clinique (restreint) en chiffres absolus par rapport aux antivitamines K (AVK) ». Le jury avait souligné que « davantage de preuves étaient requises dans certains contextes spécifiques délimités, en particulier chez les personnes âgées fragiles, en phase périopératoire, et dans des domaines très spécialisés » (8,9). Des nouvelles données montrent un avantage en faveur des AOD chez les personnes âgées de > 80 ans (10-13) ou en maison de repos (14,15). Une nouvelle étude étatsunienne vient d’être publiée chez le sujet âgé fragile (16).

 

 

Résumé

Protocole d’études

  • les auteurs ont conduit une étude observationnelle rétrospective en recourant pour les comparaisons à des scores de propension

 

Population étudiée

  • les patients étudiés viennent de la banque de données d’assurance étasunienne Medicare
  • ils devaient avoir au moins 65 ans et une prescription d’un AOD (dabigatran, rivaroxaban, apixaban avec respectivement 81863, 185011 et 222478 patients) ou de warfarine (groupes contrôles respectivement de 256722, 228028 et 206031 patients)
  • la fragilité a été mesurée à l’aide d’un score allant de 0 à 1, le CFI (« claimsbased frailty index ») développé spécialement sur les données présentes dans la banque Medicare à l'aide de 93 variables définies par les codes de diagnostic, de services de santé et d'équipement médical durable au cours de l'année précédant le début du traitement (17) ; la non-fragilité a été définie par un CFI < 0,15, la préfragilité par un CFI de 0,15 à 0,24 et la fragilité par un CFI de ≥ 0,25.

Mesures des résultats

  • le critère de jugement principal était un critère d'évaluation composite de décès, d'accident vasculaire cérébral ischémique ou d'hémorragie majeure
  • les critères de jugement secondaires comprenaient les composantes individuelles du critère de jugement principal, et la survenue d'hémorragie gastro-intestinale majeure et d'hémorragie intracrânienne.

 

Résultats

  • les groupes pairés pour l’analyse de propension comprenaient respectivement 79365, 137972 et 109369 sujets
  • dans la série dabigatran-warfarine (n = 158730 ; suivi médian de 72 jours avec IQR de 33 à 143 jours), le taux d'événements pour 1000 personnes-années était respectivement de 63,5 et de 65,6 (RR de 0,98 avec IC à 95% de 0,92 à 1,05) ; pour les personnes non fragiles, préfragiles et fragiles, les RR étaient de 0,81 (avec IC à 95% de 0,68 à 0,97), 0,98 (avec IC à 95% de 0,90 à 1,08) et 1,09 (avec IC à 95% de 0,96 à 1,23), respectivement
  • dans la série rivaroxaban-warfarine (n = 275944 ; suivi médian de 82 jours avec IQR de 33 à 156 jours), le taux d'événements était respectivement de 77,8 et de 83,7 (RR de 0,98 avec IC à 95% de 0,94 à 1,02) ; pour les personnes non fragiles, préfragiles et fragiles, les RR étaient de 0,88 (avec IC à 95% de 0,77 à 0,99), 1,04 (avec IC à 95% de 0,98 à 1,10) et 0,96 (avec IC à 95% de 0,89 à 1,04), respectivement
  • dans la série apixaban-warfarine (n = 218.738 ; suivi médian de 84 jours avec IQR de 33 à 157 jours), le taux d'événements pour 1000 personnes-années était respectivement de 60,1 et de 92,3 (RR : 0,68 avec IC à 95% de 0,65 à 0,72). Pour les personnes non fragiles, préfragiles et fragiles, les RR étaient de 0,61 (avec IC à 95% de 0,52 à 0,71), 0,66 (avec IC à 95% de 0,61 à 0,70) et 0,73 (avec IC à 95% de 0,67 à 0,80), respectivement. Seul l’apixaban a été associé à un risque diminué d’hémorragie majeure (HR de 0,51 avec IC à 95% de 0,46 à 0,55).

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que pour les personnes âgées atteintes de FA l'apixaban était associé à des taux plus faibles d'événements indésirables à tous les niveaux de fragilité. Le dabigatran et le rivaroxaban n'étaient associés, en termes d’efficacité, à des taux d'événements plus faibles que chez les patients non fragiles.

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie (validité interne)

Il s’agit d’une étude observationnelle rétrospective basée sur l’exploration de la banque de données américaine Medicare. Cette banque de données n’est pas conçue pour faire une étude ad hoc. Il y manque d’importantes données cliniques comme les résultats des tests de coagulation (INR), la prise d’aspirine ou la créatininémie. Le suivi est fort court avec des médianes de moins de trois mois pour les trois séries. Les résultats ne portent donc pas sur le long terme.

Les auteurs ont recouru à des scores de propension pour effectuer les comparaisons. C’est une façon de réaliser une étude contrôlée dans un contexte rétrospectif (18). Les résultats obtenus ici doivent être confirmés par des études prospectives contrôlées ad hoc. Nous notons que les auteurs utilisent le terme "cohorte". Cela peut entraîner une certaine confusion car, en épidémiologie clinique, une étude de cohorte fait plutôt référence au suivi prospectif dans le temps d'un groupe de personnes souffrant de la même maladie.

L’étude présentement analysée relève des mégadonnées (« big data »). L’avantage est de travailler sur de très grand nombre de patients et de données, ce qui permet de réaliser des analyses statistiques sophistiquées. Mais – et c’est d’ailleurs le cas ici – il manque souvent des données clés qui auraient évidemment été collectées dans une étude prospective ad hoc bien conçue.

 

Interprétation des résultats (validité externe) 

Les résultats obtenus dans la banque de données américaine Medicare ne peuvent être extrapolés aux patients de pays européens qui bénéficient d’une large couverture de sécurité sociale. Medicare est le système d'assurance-santé géré par le gouvernement fédéral des États-Unis au bénéfice des personnes de plus de 65 ans ou répondant à certains critères comme un handicap ou une insuffisance rénale au stade terminal. La couverture financière est loin d’être optimale et l’assuré doit supporter une bonne partie du coût des soins. Les auteurs ont évalué la fragilité par l’indice CFI, un outil spécifiquement développé pour la banque Medicare et donc inutilisable dans les autres systèmes. L’étude doit donc être considérée comme purement exploratoire, suggérant que la fragilité des sujets âgés doit être prise en considération dans la prescription des anticoagulants en cas de FA avec une possible préférence pour l’apixaban, probablement à cause du moindre risque d’hémorragie grave. S’il y a consensus pour prendre en compte la fragilité du sujet âgé, il faut développer des outils pour l’évaluer de façon reproductible (19).

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Le rapport de consensus INAMI de 2017 (7) concluait que « la prescription d’anticoagulants aux patients avec une FA non valvulaire et un score CHA2DS2-VASc =1 (♂) ou 2 (♀) doit se faire de façon très prudente parce que ce traitement n’apporte vraisemblablement pas de bénéfice clinique net pour tous ces patients. Les patients sous AOD doivent, tout autant que ceux sous AVK, faire l’objet d’un suivi attentif, en particulier en ce qui concerne la fonction rénale et l’observance thérapeutique ». Pour la revue Prescrire (20), l’apixaban est une alternative acceptable à la warfarine, en l’absence d’atteinte valvulaire sévère, d’insuffisance rénale et de risque hémorragique accru. Les autres AOD ont une balance bénéfice/risque moins favorable. La Société européenne de cardiologie (21) recommande les AOD plutôt que les AVK et d’évaluer le risque d’AVC par le même score et celui d’hémorragie par le score HAS-BLED sans plus de précision pour les patients plus fragiles. Les recommandations américaines vont dans le même sens (22) avec une individualisation du traitement anticoagulant sur la base d'une prise de décision partagée après discussion des risques absolus et des risques relatifs d'accident vasculaire cérébral et d'hémorragie, ainsi que des valeurs et des préférences du patient.

 

Conclusion de Minerva

Les résultats de l’étude amènent à la conclusion que pour les personnes âgées atteintes de FA, l'apixaban est associé à des taux plus faibles d'événements indésirables à tous les niveaux de fragilité. Le dabigatran et le rivaroxaban ont été associés à des taux d'événements inférieurs uniquement chez les patients non fragiles. Pour Minerva, cette étude aux multiples problèmes méthodologiques n’apporte rien de concret au praticien pour évaluer la fragilité du sujet âgé dans le contexte d’une FA non-valvulaire à traiter par anticoagulant. Elle ne permet pas d’affiner les recommandations actuelles. Anticoaguler la fibrillation auriculaire chez le sujet âgé doit probablement tenir compte de son éventuelle fragilité mais les outils pour évaluer cette fragilité manquent à l’heure actuelle.

 

 

Références 

  1. Chevalier P. Apixaban, dabigatran et rivaroxaban en cas de fibrillation auriculaire : méta-analyse favorable ? MinervaF 2012;11(7):84-5.
  2. Miller CS, Grandi SM, Shimony A, et al. Meta-analysis of efficacy and safety of new oral anticoagulants (dabigatran, rivaroxaban, apixaban) versus warfarin in patients with atrial fibrillation. Am J Cardiol 2012;110:453-60. DOI: 10.1016/j.amjcard.2012.03.049
  3. Chevalier P. FA et TEV : efficacité comparative des NAO et de la warfarine. MinervaF 2013;12(3):28-9.
  4. Adam SS, McDuffie JR, Ortel TL, Williams JW Jr. Comparative effectiveness of warfarin and new oral anticoagulants for the management of atrial fibrillation and venous thromboembolism. Ann Intern Med 2012;157:796-807. DOI: 10.7326/0003-4819-157-10-201211200-00532
  5. Chevalier P. FA : plus-value de l’édoxaban versus warfarine ? MinervaF 2016;15(1):5-8.
  6. Giugliano RP, Ruff CT, Braunwald E, et al; ENGAGE AF-TIMI 48 Investigators. Edoxaban versus warfarin in patients with atrial fibrillation. N Engl J Med 2013;369:2093-104. DOI: 10.1056/NEJMoa1310907
  7. INAMI. L’usage rationnel des anticoagulants oraux (directs (AOD) ou antagonistes de la vitamine K (AVK)) en cas de fibrillation auriculaire (prévention thromboembolique) et en cas de thromboembolie veineuse (traitement et prévention secondaire). Réunion de consensus - 30/11/2017. Rapport du Jury. Texte complet version longue. Disponible sur :  https://www.riziv.fgov.be/SiteCollectionDocuments/consensus_texte_long_20171130.pdf
  8. Chevalier P. Inhibiteurs spécifiques du facteur Xa versus AVK en cas de FA. Minerva Analyse 15/06/2019.
  9. Bruins Slot KM, Berge E. Factor Xa inhibitors versus vitamin K antagonists for preventing cerebral or systemic embolism in patients with atrial fibrillation. Cochrane Database Syst Rev 2018, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD008980.pub3
  10. Chevalier P. Intérêt de l’apixaban en cas de FA à la dose de 5 mg 2 fois par jour en cas d’âge ≥ 80 ans, de poids ≤ 60 kg ou de créatininémie ≥ 1,5 mg/dl. Minerva Analyse 15/06/2017.
  11. Alexander JH, Andersson U, Lopes RD, et al; Apixaban for Reduction of Stroke and Other Thromboembolic Complications in Atrial Fibrillation (ARISTOTLE) Investigators. Apixaban 5 mg twice daily and clinical outcomes in patients with atrial fibrillation and advanced age, low body weight, or high creatinine. A secondary analysis of a randomized clinical trial. JAMA Cardiol 2016;1:673-81. DOI: 10.1001/jamacardio.2016.1829
  12. Van der Linden L. Que penser d’une plus faible dose d’édoxaban en cas de fibrillation auriculaire chez un patient âgé de plus de 80 ans ? Minerva Analyse 15/05/2021.
  13. Okumura K, Akao M, Yoshida T, et al. Low-dose edoxaban in very elderly patients with atrial fibrillation. N Engl J Med 2020;383:1735-45. DOI: 10.1056/NEJMoa2012883
  14. Valentin S. Patients en fibrillation auriculaire en maison de repos : anticoagulants oraux directs ou warfarine ? Minerva Analyse 15/09/2021.
  15. Alcusky M, Tjia J, McManus DD, et al. Comparative safety and effectiveness of direct-acting oral anticoagulants versus warfarin: a national cohort study of nursing home residents. J Gen Intern Med 2020;35:2329-37. DOI: 10.1007/s11606-020-05777-3
  16. Kim DH, Pawar A, Gagne JJ, et al. Frailty and clinical outcomes of direct oral anticoagulants versus warfarin in older adults with atrial fibrillation: a cohort study. Ann Intern Med 2021;174:1214-23. DOI: 10.7326/M20-7141
  17. Kim DH, Schneeweiss S, Glynn RJ, et al. Measuring frailty in medicare data: development and validation of a claims-based frailty index. J Gerontol A Biol Sci Med Sci 2018;73:980-7. DOI: 10.1093/gerona/glx229
  18. Poelman T. Appariement sur les scores de propension. MinervaF 2013;12(8):103.
  19. Wilkinson C, Todd O, Clegg A, et al. Management of atrial fibrillation for older people with frailty: a systematic review and meta-analysis. Age Ageing 2019;48:196-203. DOI: 10.1093/ageing/afy180
  20. Prescrire Rédaction. Anticoagulant oral dans la fibrillation auriculaire. Prescrire 2019;39(425):194-205.
  21. Hindricks G, Potpara T, et al. 2020 ESC Guidelines for the diagnosis and management of atrial fibrillation developed in collaboration with the European Association for Cardio-Thoracic Surgery (EACTS). Eur Heart J 2021;42:373-498. DOI: 10.1093/eurheartj/ehaa612
  22. January CT, Wann LS, Calkins H, et al. 2019 AHA/ACC/HRS Focused update of the 2014 AHA/ACC/HRS guideline for the management of patients with atrial fibrillation: a report of the American College of Cardiology/American Heart Association Task Force on Clinical Practice Guidelines and the Heart Rhythm Society. J Am Coll Cardiol 2019;74:104-32. DOI: 10.1016/j.jacc.2019.01.011

 

 




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