Revue d'Evidence-Based Medicine



Quelle est l’utilité des agonistes des opioïdes en cas de dépendance aux opioïdes ?



Minerva 2022 Volume 21 Numéro 6 Page 115 - 118

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Santo TJ, Clark B, Hickman M, et al. Association of opioid agonist treatment with all-cause mortality and specific causes of death among people with opioid dependence: a systematic review and meta-analysis. JAMA Psychiatry 2021;78:979-993. DOI: 10.1001/jamapsychiatry.2021.0976


Question clinique
Dans quelle mesure la substitution avec des agonistes des opioïdes affecte-t-elle la mortalité globale et la mortalité spécifique chez les patients qui présentent une dépendance aux opioïdes ?


Conclusion
Cette synthèse méthodique et méta-analyse de 15 RCTs et 36 études de cohorte montre que, chez les patients dépendants des opioïdes, le risque de mortalité globale est plus faible, de même que le risque de décès de cause spécifique (accident et suicide) lorsqu’ils sont sous traitement par buprénorphine ou méthadone. Il faudra mener d’autres recherches sur l’influence de certaines caractéristiques des patients (comme la comorbidité) et du contexte de soins (comme une approche professionnelle multidisciplinaire) sur ces résultats favorables.


Contexte

Dans une précédente discussion pour Minerva, notre conclusion était que, chez les hommes et les femmes présentant une dépendance aux opioïdes, une intervention comportementale était associée à un meilleur contrôle de la douleur, en particulier en termes de tolérance à la douleur chez les hommes et d’intensité de la douleur chez les femmes, mais sans amélioration notable de la consommation de substances addictives (1,2). Nous avons également conclu d’une revue systématique de bonne qualité méthodologique que la buprénorphine pouvait être utile dans le traitement de la dépendance aux opioïdes et que son effet ne différait pas de celui d’une dose progressivement décroissante de méthadone (3,4). La méthadone et la buprénorphine sont considérées comme des médicaments essentiels dans la prise en charge de la dépendance aux opioïdes (5). Elles entraînent une diminution des décès par surdosage ainsi que de la mortalité globale (6). Cependant, on ne sait pas encore quelle serait l’association entre l’utilisation d’agonistes des opioïdes et le risque de décès dû à d’autres causes (7). On ne sait pas non plus quel est le meilleur moment pour administrer cette substitution au cours du sevrage.

 

Résumé

Méthodologie

Synthèse méthodique et méta-analyse

Sources consultées

  • Embase, MEDLINE, PsycINFO jusqu’au 18 février 2020
  • experts et chercheurs des études en cours
  • auteurs d’études incluses dans une précédente synthèse méthodique (6)
  • synthèses méthodiques Cochrane
  • registres des études cliniques
  • pas de restriction quant à la langue de publication.

Études sélectionnées

  • 15 études randomisées, contrôlées (randomised control trial, RCT) comparant la mortalité chez les patients sous traitement par agonistes des opioïdes (buprénorphine dans 7 études) et chez les patients qui ne prenaient pas d’agonistes des opioïdes ou qui prenaient un autre traitement (désintoxication dans 5 études)
  • 36 études observationnelles qui rapportaient tant les données sur la mortalité que les données individuelles pour une période avec ou sans substitution avec des agonistes des opioïdes (méthadone dans 28 études et buprénorphine dans 8 études)
  • critères d’exclusion : revues, éditoriaux, protocoles d’études, études cas-témoins, études transversales, rapports de cas, séries de cas, études qualitatives, participants sans dépendance aux opioïdes, traitement autre que la substitution avec la méthadone ou la buprénorphine, absence de données sur la mortalité au cours du suivi , données insuffisantes pour déterminer la mortalité pendant et en dehors de la période de traitement.

Population étudiée

  • 3852 patients (dans les RCTs) et 749634 patients (dans les études de cohorte), traités en ambulatoire pour la majorité d’entre eux, et en établissement fermé pour une minorité d’entre eux.

 

Mesure des résultats

  • critères d’évaluation : différence entre la substitution et l’absence de substitution avec des agonistes des opioïdes quant à la mortalité globale et spécifique
  • analyse suivant le modèle à effets aléatoires.

 

Résultats

  • résultats des études randomisées
    • pas de différence statistiquement significative entre la substitution avec des agonistes des opioïdes et le témoin quant à la mortalité globale (N = 15 RCTs ; 12 des 15 études avaient une durée de 6 à 9 mois, et dans 8 des 15 études, le taux de sorties d’étude était > 20%)
  • résultats des études de cohorte
    • mortalité globale plus faible de 50% pendant une période de substitution avec des agonistes des opioïdes qu’en dehors (RR de 0,47 avec IC à 95% de 0,42 à 0,53) ; cette association était constante dans tous les sous-groupes (selon le sexe, l’âge, l’origine géographique, le statut VIH et hépatite C, l’administration intraveineuse d’opioïdes ou non) et était indépendante de l’agoniste opioïde utilisé (RR de 0,47 avec IC à 95% de 0,41 à 0,54 sous méthadone et RR de 0,34 avec IC à 95% de 0,26 à 0,45 sous buprénorphine)
    • par comparaison avec la période sans substitution avec des agonistes des opioïdes, on a observé pendant le traitement une plus faible mortalité par blessure et empoisonnement (RR de 0,34 avec IC à 95% de 0,27 à 0,42), par suicide (RR de 0,48 avec IC à 95% de 0,37 à 0,61), par cancer (RR de 0,72 avec IC à 95% de 0,54 à 0,98), liée à l’alcool (RR de 0,59 avec IC à 95% de 0,49 à 0,72) et d’origine cardiovasculaire (RR de 0,69 avec IC à 95% de 0,60 à 0,79), mais une plus forte mortalité par hépatite virale (RR de 1,35 avec IC à 95% de 1,15 à 1,60)
    • une plus forte mortalité a été observée au cours des quatre premières semaines de substitution avec des agonistes des opioïdes que pendant la période totale du traitement (RR de 1,92 avec IC à 95% de 1,10 à 3,35) ; le risque de mortalité était fortement accru au cours des quatre premières semaines suivant la période de substitution avec des agonistes des opioïdes, par comparaison avec la période sans traitement (RR de 6,01 avec IC à 95% de 4,32 à 8,36)
    • la substitution par des agonistes des opioïdes était associée à un moindre risque de mortalité durant un séjour en prison (RR de 0,06 avec IC à 95% de 0,01 à 0,46) et après la sortie de prison (RR de 0,09 avec IC à 95% de 0,02 à 0,56).

Conclusion des auteurs

Cette synthèse méthodique avec méta-analyse montre que la substitution avec des agonistes des opioïdes est associée à une mortalité plus faible. Pourtant, l’accès à ce traitement et l’intervention de l’assurance maladie restent limités. Élargir la mise à disposition de ce traitement à l’échelle mondiale pourrait présenter de précieux avantages pour la population.

Financement de l’étude 

Cette étude a été rendue financièrement possible grâce à des subventions de recherche du Centre national australien de recherche sur les drogues et l’alcool et de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Un certain nombre d’auteurs ont reçu de sociétés pharmaceutiques des bourses de recherche et des indemnités personnelles.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Cette synthèse méthodique avec méta-analyse, qui a été menée correctement, comprend un grand nombre d’études et de patients, mais il n’y a pas suffisamment d’informations sur les antécédents médicaux des patients, les modalités de l’intervention et l’identification des facteurs de confusionfacteurs de confusion. Il est possible que la comorbidité des patients ait fortement influencé le risque de décès, et ce facteur de confusion a également joué un rôle dans le maintien du traitement. Selon le type de comorbidité, les résultats de la littérature sont contradictoires. 19 études de cohorte étaient corrigées pour tenir compte de la comorbidité, ce qui n’a révélé aucune différence quant au risque de mortalité entre la période de substitution avec des agonistes des opioïdes et en dehors de cette période. Les 12 RCTs présentaient un risque de biais élevé principalement en raison d’un taux d’abandons élevé (jusqu’à 20%). La plupart des études de cohorte ne précisaient pas la raison pour laquelle les patients avaient arrêté le traitement de substitution (abandon de l’étude ou fin du traitement comme prévu). Les analyses de sensibilité qui prenaient en compte notamment les sorties d’étude n’ont cependant pas montré de changement dans les principaux résultats.

 

Interprétation des résultats

Contrairement aux études observationnelles, les RCTs n’ont pas constaté de bénéfice avec les agonistes des opioïdes en termes de mortalité. Cela est probablement dû uniquement à un manque de puissance. En effet, les études observationnelles ont constaté un gain important, de pas moins de 50%, en termes de mortalité lors de l’utilisation d’agonistes des opioïdes. De plus, ce gain a été maintenu après correction pour tenir compte des facteurs de confusion. L’association entre mortalité et substitution avec des agonistes des opioïdes peut même avoir été sous-estimée car l’analyse s’est limitée aux données de patients prenant ou ayant pris un traitement par agonistes des opioïdes. Les patients ayant une dépendance aux opioïdes sans aucune forme de traitement ont été exclus. Cependant, pour certaines causes de décès, la puissance des études de cohorte était limitée, surtout lorsqu’on voulait examiner l’association sous traitement et sans traitement. Le nombre d’études spécifiques était également trop faible pour évaluer adéquatement l’influence de l’admission dans un établissement fermé, à la fois lors de l’admission et dans la période qui a suivi. Il y avait aussi trop peu de données sur le traitement par agonistes des opioïdes pendant l’incarcération ou après la sortie de prison.

Le nombre d’études et leur répartition géographique reflètent l’ampleur mondiale du problème. Les causes de décès étaient diverses : suicide, overdose intentionnelle ou non, blessures, maladies du foie, accidents de la route, intoxication alcoolique, cancer, maladies cardiovasculaires et respiratoires, VIH et autres infections. La plupart des études ont eu lieu en ambulatoire, ce qui permet d’extrapoler les résultats. L’intervention était limitée à la buprénorphine et à la méthadone.

Les résultats sont encourageants. Nous avons encore trouvé dans la littérature récente quelques publications qui fournissent des informations supplémentaires pour le cadre de référence dans lequel il est possible de travailler. Samsó Jofra et ses collaborateurs (2022) n’ont trouvé aucune différence entre le traitement provisoire et le traitement standard en termes d’observance, de qualité de vie, de bien-être et de satisfaction vis-à-vis du traitement. Ces résultats plaident en faveur d’une instauration du traitement la plus précoce possible. La situation à haut risque de la population à l’étude discutée ici doit être sérieusement prise en compte (8). Vold et ses collaborateurs (2022) ont constaté que 41% des patients sous traitement par agonistes des opioïdes en Norvège avaient déjà fait une ou plusieurs tentatives de suicide. Il n’y avait pas de différence entre les hommes et les femmes. Le niveau de formation, l’administration de drogues par injection, la consommation d’alcool ou la nature de la drogue (amphétamines, benzodiazépines, cannabis, cocaïne, opioïdes) n’avaient pas non plus d’influence (9). Marchand et ses collaborateurs (2022) ont mené des recherches qualitatives afin d’optimiser la prise en charge des jeunes toxicomanes. Un premier point important est de trouver les centres et d’y rester rattaché. La voie administrative pour y accéder doit être simplifiée au maximum. Des temps d’attente courts, des listes d’attente courtes et des informations claires facilitent l’accès. Un deuxième point important est l’accueil des jeunes en milieu de soins. Il est essentiel que les soignants fassent preuve de respect et d’empathie. Un troisième point important est l’approche individuelle des patients en vue d’une thérapie prenant en compte la sécurité personnelle, les besoins sociaux et les besoins de santé (10).

Que disent les guides de pratique clinique ?

Ebpracticenet (11) établit comme objectif initial de stabiliser la consommation de drogue du patient afin d’éviter le cercle vicieux entre le besoin croissant de drogue et les overdoses ultérieures et de prévenir l’apparition de symptômes de sevrage, tels que des convulsions ou un délire. La dose stabilisante ne doit normalement pas dépasser la dose maximale recommandée, même chez les patients ayant des antécédents de toxicomanie impliquant parfois des doses très élevées. La nécessité de doses plus élevées est une indication d’orientation vers un centre de traitement de la toxicomanie approprié. Les médicaments destinés à contrôler le sevrage et les symptômes associés sont soit dispensés sous la surveillance d’un établissement de santé, soit délivrés par une pharmacie après un accord particulier. Les progrès du patient doivent être vérifiés suffisamment souvent. Il faut toujours préparer une ordonnance électronique si elle est disponible.

 

Conclusion de Minerva

Cette synthèse méthodique et méta-analyse de 15 RCTs et 36 études de cohorte montre que, chez les patients dépendants des opioïdes, le risque de mortalité globale est plus faible, de même que le risque de décès de cause spécifique (accident et suicide) lorsqu’ils sont sous traitement par buprénorphine ou méthadone. Il faudra mener d’autres recherches sur l’influence de certaines caractéristiques des patients (comme la comorbidité) et du contexte de soins (comme une approche professionnelle multidisciplinaire) sur ces résultats favorables.

 

 

Références 

  1. Sculier J.P. Un petit rôle pour un traitement psychosocial dans la prise en charge de la douleur chronique dans un contexte d’addiction aux opioïdes : à confirmer? Minerva Analyse 15/06/2021.
  2. Ilgen MA, Coughlin LN, Bohnert AS, et al. Efficacy of a psychosocial pain management intervention for men and women with substance use disorders and chronic pain: a randomized clinical trial. JAMA Psychiatry 2020;77:1225-34. DOI: 10.1001/jamapsychiatry.2020.2369
  3. Chevalier P. Intérêt comparatif de la buprénorphine pour le sevrage des opioïdes. MinervaF 2018;17(1):3-7.
  4. Gowing L, Ali R, White JM, Mbewe D. Buprenorphine for managing opioid withdrawal. Cochrane Database Syst Rev 2017, Issue 2. DOI: 10.1002/14651858.CD002025.pub5
  5. World Health Organization. WHO Model list of essential medicines - 22nd List, 2021. Accessed July 4, 2022.
  6. Sordo L, Barrio G, Bravo MJ, et al. Mortality risk during and after opioid substitution treatment: systematic review and meta-analysis of cohort studies. BMJ 2017;357:j1550. DOI: 10.1136/bmj.j1550
  7. Santo TJ, Clark B, Hickman M, et al. Association of opioid agonist treatment with all-cause mortality and specific causes of death among people with opioid dependence: a systematic review and meta-analysis. JAMA Psychiatry 2021;78:979-993. DOI: 10.1001/jamapsychiatry.2021.0976
  8. Samsó Jofra L, Puig T, Solà I, Trujols J. Interim opioïd agonist treatment for opioïd addiction: a systematic review. Harm Reduct J 2022; 19:7. DOI: 10.1186/s12954-022-00592-x
  9. Vold JH, Løberg E-M, Aas CF, et al. Prevalence and correlates of suicide attempts in high-risk populations: a cross-sectional study among patients receiving opioïd agonist therapy in Norway. BMC Psychiatry 2022;22:181. DOI: 10.1186/s12888-022-03829-y
  10. Marchand K, Fogarty O, Pellatt KM, et al. “We need to build a better bridge”: findings from a multi-site qualitative analysis of opportunities for improving opioïd treatment services for youth. Harm Reduct J 2022;19:37. DOI: 10.1186/s12954-022-00623-7
  11. Prise en charge de l'addiction aux médicaments en première ligne. Ebpracticenet. Duodecim Medical Publications. Mis à jour par le producteur: 08/09/2017. Screené par Ebpracticenet: 2019.



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