Revue d'Evidence-Based Medicine



Prise en charge de l’insomnie chez l’adulte : quelle approche pharmacologique ?



Minerva 2023 Volume 22 Numéro 1 Page 18 - 22

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien, Psychologue

Analyse de
De Crescenzo F, D'Alò GL, Ostinelli EG, et al. Comparative effects of pharmacological interventions for the acute and long-term management of insomnia disorder in adults: a systematic review and network meta-analysis. Lancet 2022;400:170-84. DOI: 10.1016/S0140-6736(22)00878-9


Question clinique
Chez les patients adultes ayant reçu un diagnostic d’insomnie, quels sont les traitements pharmacologiques à favoriser, à court et long termes ?


Conclusion
Cette revue systématique avec méta-analyse en réseau, de bonne qualité méthodologique mais affectée par les limites de choix méthodologiques, présente l’eszopiclone et le lemborexant comme les traitements présentant la meilleure efficacité dans la prise en charge de l’insomnie chez l’adulte, particulièrement à long terme. Ces résultats sont présentés comme ayant un niveau de certitude globalement faible, et ne permettent pas de modifier les pratiques actuelles en Belgique, où l’eszopiclone et le lemborexant ne sont pas disponibles. Il est également à rappeler que seules les approches non pharmacologiques sont actuellement recommandées dans une prise en charge de l’insomnie à long terme.


Contexte

La prévalence de l’insomnie dans la population générale est située entre 12 et 20% (1), et celle-ci peut devenir chronique pour un grand nombre de personnes (59% à 5 ans (2)). La prise en charge de l’insomnie regroupe des approches tant pharmacologiques que non pharmacologiques. Cependant, en raison de difficultés d’accès aux approches non pharmacologiques (3), les approches pharmacologiques sont globalement favorisées, malgré des risques importants d’effets indésirables. Les données d’efficacité et de sécurité de ces médicaments ont souvent été rapportés pour une utilisation à court terme, mais il existe peu de données à long terme, ce qui a conduit les approches pharmacologiques à n’être recommandées qu’à court terme (4-6). De même, peu d’études ont comparé l’efficacité des différents médicaments disponibles entre eux. Si Minerva a déjà consacré de précédentes analyses aux approches non pharmacologiques (7-12), peu d’études sur les approches pharmacologiques ont été analysées. Dans ce contexte, cette étude systématique et méta-analyse en réseau vise à orienter les pratiques cliniques en comparant les différentes approches pharmacologiques dans le traitement à court terme et à long terme de l’insomnie chez la personne adulte (3). 

 

 

Résumé

Méthodologie

Revue systématique avec méta-analyse en réseau. 

 

Sources consultées

  • Cochrane central register of controlled trials, MEDLINE, PubMed, Embase, PsycINFO
  • WHO International Clinical Trials Registry Platform, ClinicalTrials. gov et les sites Web des agences de réglementation
  • depuis leur création jusqu’au 25 novembre 2021.

 

Etudes sélectionnées

  • études randomisées contrôlées ; seules les études réalisées en double aveugle étaient incluses dans la méta-analyse en réseau
  • comparant les traitements pharmacologiques de l’insomnie, à dose respectant la notice d’utilisation
    traitements considérés : benzodiazépines et assimilés (Z-drugs), doxépin, mélatoninergiques (mélatonine et rameltéon), agonistes des récepteurs à oréxine (lemborexant et suvorexant), et trazodone
  • sont répertoriés comme : 
    • BZD à courte demi-vie : alprazolam, brotizolam, midazolam, et triazolam
    • BZD à demi-vie intermédiaire : estazolam, loprazolam, lorazépam, lormétazépam et témazépam
    • BZD à longue demi-vie : flunitrazépam, flurazépam, nitrazépam, et quazépam
  • traitements non considérés : anticholinergiques, antihistaminiques, antipsychotiques, barbituriques, amitriptyline, mirtazapine (en raison de leur absence d’indication officielle dans le traitement de l’insomnie) ainsi que certains traitements avec un profil de risque très important (chloral, ethchlorvynol, and triclofos)
  • les études qui associaient l’utilisation d’un médicament à une éducation à l’hygiène de sommeil étaient incluses ; les études évaluant des associations de médicaments, comparant des associations de médicaments à une monothérapie, ou évaluant des approches non pharmacologiques étaient exclues
  • 170 études ont finalement été incluses dans la revue systématique et 154 dans la méta-analyse ; au total, 12670 participants ont été assignés à un groupe placebo et 35280 patients ont reçu un des médicaments suivants : benzodiazépines, daridorexant, diphenhydramine, doxépin, doxylamine, eszopiclone, lemborexant, mélatonine, mirtazapine, rameltéon, propiomazine, quétiapine, seltorexant, suvorexant, trazodone, trimipramine, zaléplon, zolpidem, ou zopiclone.

 

Population étudiée

  • adulte (18 ans et plus)
  • diagnostic d’insomnie selon un critère diagnostic standardisé
  • patients exclus :
    • insomnie secondaire
    • comorbidités physiques ou psychiatriques
    • insomnie résistante au traitement.

 

Mesure des résultats 

  • mesures à 4 semaines (traitement à court terme), et minimum à 3 mois (traitement à long terme – la mesure la plus tardive est privilégiée)
  • critères de jugement primaires :
    • efficacité du traitement (qualité du sommeil ou index de satisfaction avec le sommeil)
    • arrêt du traitement toutes causes confondues
    • tolérance (proportion d’arrêts dus à un effet indésirable)
    • sécurité (nombre de patients ayant un effet indésirable)
  • critères de jugement secondaires :
    • mesures d’efficacité additionnelles comme la latence avant le sommeil, temps d’éveil après induction du sommeil, durée totale du sommeil, nombre de réveils ; évalués à la fois par polysomnographie et par questionnaire ou journal du sommeil
    • somnolence diurne
    • symptômes de sevrage ou effet rebond
  • les résultats sont exprimés en différence moyenne standardisée (DMS) ou rapport de cote (OR).

 

Résultats

  • à court terme :
    • les benzodiazépines, la doxylamine, l’eszopiclone, le lemborexant, le seltorexant, le zolpidem et le zopiclone étaient plus efficaces que le placebo (DMS incluses entre 0,36 et 0,83 ; niveau de certitude haut à modéré)
    • le zopiclone et le zolpidem ont causé plus d’arrêt de traitement en comparaison à un placebo (respectivement OR de 2,00 avec IC à 95% de 1,28 à 3,13 ; niveau de certitude très bas, et OR de 1,79 avec IC à 95% de 1,25 à 2,50 ; niveau de certitude modéré)
    • le nombre d’individu avec un effet indésirable était plus élevé pour les benzodiazépines, l’eszopiclone, le zopiclone et le zolpidem en comparaison au placebo (OR entre 1,27 et 2,78 ; niveau de certitude élevé à très faible)
  • à long terme :
    • seuls l’eszopiclone (DMS de 0,63 avec IC à 95% de 0,36 à 0,90 ; niveau de certitude très faible) et le lemborexant (DMS de 0,41 avec IC à 95% de 0,04 à 0,78 ; niveau de certitude très faible) étaient plus efficaces que le placebo
    • des données sur les benzodiazépines, les daridorexant, doxépin, doxylamine, mélatonine, propiomazine, seltorexant, suvorexant, quétiapine, trazodone, trimipramine, zaléplon et le zopiclone étaient manquantes et ne permettaient pas de réaliser une évaluation
  • l’eszopiclone et le zolpidem ont montré plus de nausées et de vertiges, le rameltéon plus de fatigue et le lemborexant plus de céphalées que le placebo ou d’autres comparateurs actifs ; les benzodiazépines, la doxylamine, l’eszopiclone, la trazodone, le zopiclone, le zolpidem, le lemborexant, le suvorexant et le rameltéon ont induit plus de somnolence que le placebo ou d’autres comparateurs actifs
  • les données étaient insuffisantes concernant le sevrage, les effets rebonds ainsi que les effets indésirables graves.

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que, globalement, l’eszopiclone et le lemborexant ont un profil favorable, mais l’eszopiclone pourrait causer des effets indésirables importants, et les données de sécurité sur le lemborexant sont peu concluantes. La doxépin, le seltorexant, et le zaléplon sont bien tolérés, mais les données sur l’efficacité et d’autres critères de jugement importants sont faibles et ne permettent pas de tirer de conclusions définitives. Beaucoup de médicaments autorisés (dont les benzodiazépines, le daridorexant, le suvorexant, et la trazodone) peuvent être efficaces dans le traitement à court terme de l’insomnie, mais sont associés à une mauvaise tolérance, ou manquent de données disponibles sur les effets à long terme. La mélatonine, le rameltéon, et les OTC (over the counter) n’ont pas montré de bénéfice.

 

Financement de l’étude

Les divers auteurs sont financés de manière distincte ; l’étude n’a pas reçu de financement en elle-même. 

 

Conflit d’intérêts des auteurs

Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêt. 

 

 

Discussion

Evaluation de la méthodologie

Pour cette revue systématique avec méta-analyse en réseau, la recherche d’articles a été réalisée dans de nombreuses bases de données, depuis la création de ces bases de données jusqu’au 25 novembre 2021. La sélection des articles ainsi que l’extraction des données ont été réalisées par deux chercheurs indépendants. Les études incluses étaient des essais randomisés contrôlés dont la population étudiée est une population adulte (≥ 18 ans), ayant reçu un diagnostic d’insomnie selon un critère diagnostic standardisé. Les études incluant des patients avec une insomnie secondaire étaient exclues. De même, les patients avec des comorbidités physiques ou avec une insomnie résistante au traitement étaient exclus. Les études incluses ont pour objectif de comparer des traitements pharmacologiques de l’insomnie, utilisés à une dose correspondant aux notices d’utilisation. Le fait de n’inclure que des études réalisées en double aveugle permet d’assurer une qualité méthodologique a priori et de regrouper uniquement des études au design similaire. Les résultats de la méta-analyse reposent sur un très grand nombre d’études et de nombreux patients ont été inclus. L’utilisation de la méta-analyse en réseau est utile dans ce cas car elle permet de comparer entre eux différents médicaments bien qu’ils n’aient pas été comparés de manière directe entre eux. 
La qualité des études incluses a été évaluée par le RoB2 de la Cochrane. En termes de risque de biais, 82 (48,3%) essais ont été classés à faible risque, 33 (19,4%) à risque incertain et 55 (32,4%) à haut risque. Aucune preuve claire de violation de l'hypothèse de transitivité lors de la comparaison des caractéristiques des études à travers les comparaisons n’a été mise en évidence ; cependant, pour la plupart des critères de jugement, le nombre d'études par comparaison était faible. Le niveau de certitude des évidences a été évalué selon le cadre conceptuel  CINeMA (13) (confidence in network meta-analysis framework) qui prend en compte six domaines : biais intra-étude, biais de déclaration, caractère indirect, imprécision, hétérogénéité et incohérence.
Un questionnement est possible quant à la différence entre les traitements annoncés comme inclus dans le protocole initial publié sur OSF (Open Science Framework) et les traitements réellement inclus dans l’étude finale. Une partie des différences serait expliquée par une demande des reviewers de l’article, mais il n’est pas clairement indiqué si cela concerne tous les médicaments ajoutés. Enfin, les auteurs n’ont sélectionné que des études publiées en anglais, ce qui pourrait provoquer un biais de sélection. 

 

Interprétation des résultats

L’utilisation de la méta-analyse en réseau a permis de comparer entre eux différents médicaments bien qu’ils n’aient pas été comparés de manière directe entre eux. Cependant, en regroupant des comparaisons directes et indirectes entre les médicaments, cette méthode est également la source de biais. Dans le cas précis de cette méta-analyse, beaucoup de traitements n’avaient été comparé qu’au placebo, et la comparaison entre les traitements repose souvent sur des évidences indirectes. Le niveau de certitude des résultats est globalement faible, avec beaucoup de comparaisons classées comme étant de faible à très faible qualité. Enfin, la grande quantité d’analyses effectuée rend les résultats difficiles à interpréter. 
Les résultats de cette revue systématique ont un impact limité sur la pratique belge. En effet, les deux médicaments mis en avant par les auteurs, à savoir l’eszopiclone et le lemborexant, ne sont pas disponibles en Belgique, et ne disposent pas d’une autorisation de mise sur le marché par l’EMA. Parmi les agonistes à l’oréxine, seul le daridorexant dispose d’une autorisation par l’EMA, mais il n’est pas disponible en Belgique. Concernant les benzodiazépines, qui sont parmi les traitements les plus utilisés en Belgique, l’attention est attirée sur le manque de données concernant une utilisation à long terme. 
De plus, l’exclusion des patients ayant des comorbidités physiques et psychiatriques limite l’applicabilité des résultats à la population générale. Concernant les personnes âgées, il est également à noter que l’âge moyen des patients inclus était de 51,7 ans (SD 12) et que seul un faible nombre d’études (9,4%) était centré sur la personne âgée. En conséquence, les résultats présentés par les auteurs ne peuvent probablement pas être extrapolés à une population plus âgée. Enfin, il est dommage qu’on ne puisse pas préciser si les effets indésirables étaient observés à court-terme ou long-terme ; cette remarque vaut essentiellement pour le clinicien présentant la balance bénéfice/risque attendue suite à la prescription d’une molécule. 

 

Que disent les guides de pratique clinique?

Selon les dernières guides de pratique belges disponibles (WOREL 2018), un traitement médicamenteux pour l’insomnie ne doit être conseillé que dans une situation aigue, et toujours à la dose la plus petite possible, et pour la durée la plus courte possible (6). Dans cette situation, le lorazépam ou un hypnotique Z sont à favoriser. Les approches non pharmacologiques restent le traitement de premier choix (6).  

 

 

Conclusion de Minerva

Cette revue systématique avec méta-analyse en réseau, de bonne qualité méthodologique mais affectée par les limites de choix méthodologiques, présente l’eszopiclone et le lemborexant comme les traitements présentant la meilleure efficacité dans la prise en charge de l’insomnie chez l’adulte, particulièrement à long terme. Ces résultats sont présentés comme ayant un niveau de certitude globalement faible, et ne permettent pas de modifier les pratiques actuelles en Belgique, où l’eszopiclone et le lemborexant ne sont pas disponibles.  Il est également à rappeler que seules les approches non pharmacologiques sont actuellement recommandées dans une prise en charge de l’insomnie à long terme.

 

 


Références 

  1. Morin CM, Vézina-Im LA, Ivers H, et al. Prevalent, incident, and persistent insomnia in a population-based cohort tested before (2018) and during the first-wave of COVID-19 pandemic (2020). Sleep 2022;45:zsab258. DOI: 10.1093/sleep/zsab258
  2. Morin CM, Jarrin DC, Ivers H, et al. Incidence, persistence, and remission rates of insomnia over 5 years. JAMA Netw Open 2020;3:e2018782. DOI: 10.1001/jamanetworkopen.2020.18782
  3. De Crescenzo F, D'Alò GL, Ostinelli EG, et al. Comparative effects of pharmacological interventions for the acute and long-term management of insomnia disorder in adults: a systematic review and network meta-analysis. Lancet 2022;400:170-84. DOI: 10.1016/S0140-6736(22)00878-9
  4. Sateia MJ, Buysse DJ, Krystal AD, et al. Clinical practice guideline for the pharmacologic treatment of chronic insomnia in adults: an American Academy of Sleep Medicine clinical practice guideline. J Clin Sleep Med 2017;13:307-49. DOI: 10.5664/jcsm.6470
  5. Riemann D, Baglioni C, Bassetti C, et al. European guideline for the diagnosis and treatment of insomnia. J Sleep Res 2017;26:675-700. DOI: 10.1111/jsr.12594
  6. Cloetens H, Declercq T, Habraken H, et al. Guide de pratique clinique sur la prise en charge des problèmes de sommeil et de l’insomnie chez l’adulte en première ligne. Groupe de travail développement de recommandations de première ligne 2018, disponible à www.ebp-guidelines.be
  7. Callens J. La thérapie comportementale cognitive numérique pour l’insomnie a-t-elle aussi des effets positifs sur les capacités fonctionnelles en journée, sur le bien-être psychologique et sur la qualité de vie ? Minerva Analyse 15/07/2019.
  8. Espie CA, Emsley R, Kyle SD, et al Effect of digital cognitive behavioral therapy for insomnia on health, psychological well-being, and sleep-related quality of life: a randomized clinical trial. JAMA Psychiatry 2018. DOI: 10.1001/jamapsychiatry.2018.2745
  9. Declercq T, Poelman T. Ecouter de la musique pour vaincre l’insomnie ? MinervaF 2017;16(6):146-9.
  10. Jespersen KV, Koenig J, Jennum P, Vuust P. Music for insomnia in adults. Cochrane Database Syst Rev 2015, Issue 8. DOI: 10.1002/14651858.CD010459.pub2
  11. Declercq T. Forme simplifiée de restriction de sommeil comme traitement de l’insomnie en première ligne de soins ? MinervaF 2016;15(6):136-9.
  12. Falloon K, Elley CR, Fernando A 3rd, et al. Simplified sleep restriction for insomnia in general practice. Br J Gen Pract 2015;65:e508-15. DOI: 10.3399/bjgp15X686137
  13. Nikolakopoulou A, Higgins JP, Papakonstantinou T et al. CINeMA: an approach for assessing confidence in the results of a network meta-analysis. PLOS Medicine 2020;17:e1003082. DOI: 10.1371/journal.pmed.1003082

 

Cet article a vu le jour lors de la journée des écrivains de Minerva en septembre de l’année passée. Sous la tutelle de membres expérimentés du comité de rédaction, de nouveaux auteurs, médecins et paramédicaux, ont travaillé à l'interprétation d'un article sélectionné par Minerva. Comme toujours ce texte a été révisé par les pairs de la rédaction.

 




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