Revue d'Evidence-Based Medicine



Au service des urgences, la durée de procédure pourrait-elle être améliorée grâce au recours à des prestataires de soins de première ligne pour le triage ?



Minerva 2023 Volume 22 Numéro 2 Page 28 - 31

Professions de santé

Infirmier, Médecin généraliste

Analyse de
Jeyaraman MM, Alder RN, Copstein L, et al. Impact of employing primary healthcare professionals in emergency department triage on patient flow outcomes: a systematic review and meta-analysis. BMJ Open 2022;12:e052850. DOI: 10.1136/bmjopen-2021-052850


Question clinique
Le recours à des prestataires de soins de première ligne pour le triage aux urgences peut-il raccourcir la durée de procédure, par comparaison avec un triage par seulement un(e) infirmier/ère d’urgence ?


Conclusion
Cette synthèse méthodique, qui a été correctement menée d’un point de vue méthodologique, avec un possible biais de publication et inclusion d’études de qualité méthodologique faible à modérée, montre que l’implication de prestataires de soins de première ligne (en particulier des infirmier/ères praticien(ne)s et des infirmier/ères disposant de pouvoirs spéciaux) dans la zone de triage d’un service d’urgences améliore la durée de procédure pour les patients. Cependant, la taille de l’effet n’est pas claire, et la pertinence clinique est difficile à estimer. L’hétérogénéité statistique et clinique des études incluses complique également la mise en œuvre des résultats. Une étude randomisée contrôlée de bonne qualité méthodologique portant sur l’utilité de l’implication de médecins généralistes dans le triage au service des urgences est certainement utile.


Contexte 

Dans tous les pays, les services des urgences sont surchargés. Cette surcharge est causée par une interaction complexe entre l’augmentation du nombre de patients, le temps de traitement (processus internes) et le manque de lits d’hôpitaux (1). Des études internationales indiquent que 8 à 60% des patients qui arrivent aux urgences pourraient tout aussi bien être aidés en première ligne (2). En Belgique, ce chiffre est probablement d’environ 50% (3). Outre l’encombrement accru des services d’urgences, le fait d’y avoir recours sans que cela soit nécessaire peut entraîner une prise en charge sous-optimale, une réduction de la continuité des soins en première ligne et une augmentation des temps d’attente, avec le risque que des patients quittent les urgences sans avoir été vus (3). De nombreuses tentatives ont donc déjà été entreprises pour détourner vers la première ligne une partie des patients qui nécessitent des soins urgents, par des campagnes promotionnelles, l’ajustement des remboursements, la mise en place de cabinets de médecins généralistes en dehors des heures d’ouverture et le triage par un(e) infirmier/ère d’urgence (4). Minerva a déjà signalé l’utilité des infirmier/ères en soins chroniques (5,6) et en soins préventifs (7,8). Le rôle possible des prestataires de soins de première ligne dans le triage au sein d’un service d’urgences a fait l’objet d’études répétées à l’échelle internationale, et il était donc utile de réaliser une synthèse méthodique (9). 

 

 

Résumé

Méthodologie

Synthèse méthodique et méta-analyse. 

 

Sources consultées

  • Medline (Ovid), EMBASE (Ovid), la bibliothèque Cochrane (Wiley) et CINAHL (EBSCO) (jusque janvier 2020)
  • recherche complémentaire de littérature grise dans BMJ Open Quality et plusieurs sites Web via Google Custom Search et d’études supplémentaires dans les listes de référence des études incluses
  • uniquement les publications en anglais.

 

Études sélectionnées

  • 40 études comparant l’effet d’une intervention de triage d’enfants et/ou d’adultes dans un service d’urgences par un prestataire de soins de première ligne avec l’effet du triage habituel par un(e) infirmier/ère, en termes de flux de patients
  • il s’agissait de 13 études avant-après non contrôlées, 10 études randomisées contrôlées (RCTs), 8 études de cohorte observationnelles rétrospectives, 4 études contrôlées avant-après et 5 études avec une conception d’étude différente ; le suivi médian était de 6 mois (intervalle de 2,5 jours à 17 mois) ; recours à des infirmier/ères praticien(ne)s (ayant pour rôle de demander des examens avant le contact avec le médecin urgentiste, de traiter les problèmes moins graves ou de consulter un médecin généraliste au service des urgences ou - après la sortie - en dehors du service des urgences) dans 14 études, à des infirmier/ères ayant des pouvoirs spéciaux (ayant pour rôle de demander des examens avant le contact avec le médecin urgentiste) dans 2 études et à des médecins généralistes (ayant pour rôle de traiter les problèmes mineurs et d’adresser les problèmes modérés à graves au médecin des urgences) dans 3 études
  • exclusion des études dans lesquelles des médecins urgentistes ou uniquement des adjoints au médecin étaient affectés au triage dans le groupe intervention, et exclusion des revues, des commentaires, des rapports de cas, des éditoriaux, des études qualitatives.

 

Population étudiée

  • 80% des études ont été menées en Amérique du Nord ou en Europe ; 6 études se sont déroulées dans une salle d’urgence pédiatrique, 5 dans une salle d’urgence réservée aux adultes et 6 dans une salle d’urgence mixte (âge non rapporté dans 23 études) ; 28 études ont eu lieu dans un service d’urgences de la ville (environnement inconnu pour 9 études) ; 15 études n’incluaient que des patients de la catégorie de triage 4 à 5 (moins urgent à non urgent).

 

Mesure des résultats

  • critère de jugement principal : délai entre l’arrivée aux urgences et l’évaluation initiale par un médecin urgentiste, une infirmière urgentiste ou un médecin urgentiste
  • critères de jugement secondaires : délai entre l’arrivée et la sortie des urgences, pourcentage de patients quittant les urgences sans avoir été vus, pourcentage de patients quittant les urgences contre l’avis médical, délai jusqu’au triage, nombre de réadmissions aux urgences, satisfaction des patients
  • analyse en sous-groupe selon la conception de l’étude.

 

Résultats

  • critère de jugement principal : par rapport au triage par un(e) infirmier/ère urgentiste seul(e), le triage par un prestataire de soins de première ligne (infirmier/ères dans 12 études et médecins généralistes dans 2 études) a entraîné une diminution du délai entre l’arrivée aux urgences et la première évaluation dans 2 des 3 études avant-après contrôlées (médiane -18 minutes avec IC à 95% de -2,3 à -31 minutes) et dans 8 des 8 études avant-après non contrôlées (médiane -24,65 minutes avec IC à 95% de -3 à -50 minutes ; I² = 100%), mais pas dans 2 RCTs (moyenne -0,36 minutes avec IC à 95% de -4,53 à 3,81 ; I² = 39%) ni dans 1 étude transversale (+4,43 minutes avec IC à 95% de +0,80 à +8,06 minutes) 
  • critères de jugement secondaires :
    • par rapport au triage par un(e) infirmier/ère urgentiste seul(e),  le triage par un prestataire de soins de première ligne (infirmier/ères dans 29 études et médecins généralistes dans 1 étude) a entraîné une diminution du délai entre l’arrivée aux urgences et le départ du service des urgences dans 8 des 8 RCTs (moyenne -15,31 minutes avec IC à 95% de -18,35 à -12,27 minutes ; I² = 0%) et dans les études avec une autre conception d’étude (3 études avant/après contrôlées, 8 études avant/après non contrôlées, 3 études de cohorte rétrospectives, 3 études de cohorte prospectives, 1 étude transversale et 1 étude quasi-randomisée)
    • par rapport au triage par un(e) infirmier/ère urgentiste seul(e), le triage par un prestataire de soins de première ligne (infirmier/ères dans 10 études) a entraîné une diminution du pourcentage de patients qui quittaient le service des urgences sans avoir été vus (médiane -2,31% avec interquartile (IQR) -0,39 à -3,77) (8 études avant/après et 2 études de cohorte rétrospectives), mais n’a pas entraîné de diminution du pourcentage de patients qui quittaient le service des urgences contre l’avis médical (3 études avant/après)
    • par rapport au triage par un(e) infirmier/ère urgentiste seul(e), le triage par un prestataire de soins de première ligne a entraîné une diminution du délai jusqu’au triage (N = 3 études), une diminution du nombre de réadmissions aux urgences (N = 6 études) et une augmentation de la satisfaction des patients (N = 10 études).

 

Conclusion des auteurs

Le déploiement de prestataires de soins de première ligne pour le triage dans un service d’urgences améliore le flux des patients. Quel que soit le plan d’étude utilisé, le délai entre l’arrivée aux urgences et la première évaluation par un médecin urgentiste a été raccourci. Avant de mettre en œuvre ce modèle à grande échelle, davantage d’études randomisées contrôlées de qualité élevée sont nécessaires.

 

Financement de l’étude

Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), Fondation des services médicaux du Manitoba et Winnipeg Foundation. Certains auteurs ont également reçu un financement personnel.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Les auteurs n’ont pas mentionné de conflits d’intérêt.

 

 

Discussion

Considérations sur la méthodologie

Les investigateurs ont suivi les recommandations PRISMA pour l’élaboration du rapport des synthèses méthodiques. Les auteurs ont effectué une recherche dans quatre bases de données, et la stratégie de recherche a été complétée avec des sites Web pertinents et les listes bibliographiques des études incluses. Néanmoins, un biais de publication reste possible car les études avec des interventions pour les systèmes de santé sont souvent prématurément arrêtées sans publication. Il aurait donc été utile d’effectuer une recherche supplémentaire pour trouver des études enregistrées. Les chercheurs se sont également limités aux publications en anglais parce que, d’après eux, les études pertinentes ne pouvaient être trouvées qu’aux États-Unis, en Europe et dans le Commonwealth. Ceci doit être considéré comme un argument faible et ouvre davantage la porte à un biais de publication. Les études ont été sélectionnées par deux investigateurs indépendants sur la base de critères d’inclusion et d’exclusion bien définis, et un troisième investigateur est intervenu en cas de désaccord. L’évaluation de la qualité a également été effectuée de manière approfondie par trois chercheurs à l’aide de l’outil d’évaluation de la qualité (Quality Appraisal Tool) du NICE (10). Cet outil est spécifiquement conçu pour évaluer les études quantitatives portant sur des interventions pour les systèmes de santé (10). La qualité méthodologique des études était faible pour 82,5% d’entre elles et modérée pour 17,5%. La plupart des études incluses étaient en effet des études avant-après qui sont elles-mêmes fortement sujettes à des biais. Même les études randomisées contrôlées incluses étaient de qualité méthodologique modérée à faible. Faute d’études de bonne qualité méthodologique, les résultats trouvés doivent donc être interprétés avec la plus grande prudence.  

 

Évaluation des résultats

Comparé au triage par un(e) infirmier/ère urgentiste seul(e), le triage par un prestataire de soins de première ligne a réduit le temps entre l’arrivée aux urgences et la première évaluation par un médecin urgentiste. Il est remarquable qu’un résultat statistiquement significatif pour ce critère de jugement principal n’ait pu être démontré que dans des études avant-après avec une conception d’étude plus faible et non dans des études randomisées contrôlées, plus solides sur le plan méthodologique. De plus, une hétérogénéité statistique de 100% a été observée pour le résultat groupé des études avant-après. Après exploration, cette hétérogénéité pouvait être attribuée à quatre études. Aucune explication n’a pu être trouvée à cette hétérogénéité, mais les résultats favorables ont pu être confirmés dans une analyse de sensibilité excluant ces études.
Il existait aussi une hétérogénéité clinique importante. Les examinateurs ont en effet inclus une grande variété d’études en termes de conception d’étude, de population étudiée et d’intervention utilisée. Nous ne savons rien de plus sur la population étudiée si ce n’est qu’il s’agit d’adultes et d’enfants avec des symptômes peu urgents (quand on les connaît). La pertinence clinique de la réduction de la durée de procédure est assez limitée. Compte tenu des larges intervalles de confiance, on ne peut pas tirer de conclusion sur l’ampleur de cet effet. Des paramètres plus importants et plus difficiles, tels que la qualité des soins, la morbidité/mortalité, le rapport coût-efficacité et la satisfaction du personnel de santé vis-à-vis de leur travail, n’ont pas été étudiés. La grande majorité des résultats peuvent être attribués à des études menées avec du personnel infirmier. Sur la base de cette étude, peu de choses peuvent donc être dites sur le recours aux médecins généralistes aux urgences. Seul l’effet de l’emploi pendant le triage a été pris en compte. Pourtant, les médecins généralistes et le personnel infirmier pourraient également assumer d’autres tâches au sein d’un service d’urgences. Une synthèse méthodique Cochrane qui ne portait pas sur le triage des patients a néanmoins conclu que l’utilité des prestataires de soins de première ligne dans un service d’urgences n’est pas claire en raison d’un biais dans l’attribution des patients (11). Étant donné que les études incluses dans la présente synthèse méthodique incluaient principalement des patients peu urgents, le résultat ne concerne que le fonctionnement interne d’un service d’urgences sans grande pertinence pour la première ligne ou le patient. Il faut aussi noter que le degré d’encombrement dans un service d’urgences est principalement déterminé par la lenteur du flux vers les services hospitaliers ou vers les soins intensifs plutôt que par la durée de procédure pour les patients peu urgents (12). De plus, dans le contexte belge où il y a une pénurie à la fois d’infirmier/ères et de médecins généralistes, les interventions de cette revue sont difficiles à mettre en œuvre. La mise en œuvre doit en effet aussi tenir compte de l’impact sur la première ligne du déplacement du personnel vers la deuxième ligne. 

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Il n’y a pas de guide de pratique clinique belge pertinent sur le déploiement des prestataires de soins de première ligne (médecins généralistes et infirmier/ères) dans un service d’urgence. Les guides de pratique clinique étrangers en la matière ne peuvent pas être simplement appliqués en Belgique compte tenu des différences dans l’organisation des soins et dans la législation. La rationalisation des soins pour les citoyens nécessitant une prise en charge aiguë imprévue est d’ailleurs une tâche importante pour le gouvernement. Selon le KCE (3) une contribution à ces efforts pourrait consister à regrouper les services de garde et les services d’urgence en « centres de soins aigus non programmés » composés d’un médecin généraliste 24h/24 et 7j/7 et d’un service d’urgences, comportant une passerelle centrale et une seule zone de triage avec une équipe de triage formée sur le plan clinique, supervisée par un médecin expérimenté et coordonnée par la permanence des médecins généralistes. 

 

 

Conclusion de Minerva

Cette synthèse méthodique, qui a été correctement menée d’un point de vue méthodologique, avec un possible biais de publication et inclusion d’études de qualité méthodologique faible à modérée, montre que l’implication de prestataires de soins de première ligne (en particulier des infirmier/ères praticien(ne)s et des infirmier/ères disposant de pouvoirs spéciaux) dans la zone de triage d’un service d’urgences améliore la durée de procédure pour les patients. Cependant, la taille de l’effet n’est pas claire, et la pertinence clinique est difficile à estimer. L’hétérogénéité statistique et clinique des études incluses complique également la mise en œuvre des résultats. Une étude randomisée contrôlée de bonne qualité méthodologique portant sur l’utilité de l’implication de médecins généralistes dans le triage au service des urgences est certainement utile.   

 

 

 

Références 

  1. Asplin BR, Magid DJ, Rhodes KV, et al. A conceptual model of emergency department crowding. Ann Emerg Med 2003;42:173-80. DOI: 10.1067/mem.2003.302
  2. Uscher-Pines L, Pines J, Kellermann A, et al. Emergency department visits for nonurgent conditions: systematic literature review. Am J Manag Care 2013;19:47-59.
  3. Van den Heede K, Dubois C, Devriese S, et al. Organisation and payment of emergency care services in Belgium: current situation and options for reform. Belgian Health Care Knowledge Centre (KCE); 2016. URL: https://kce.fgov.be/sites/default/files/2021-11/KCE_263_As_Organisatie_en_financiering_van_spoeddiensten.pdf 
  4. Ismail SA, Gibbons DC, Gnani S. Reducing inappropriate accident and emergency department attendances: a systematic review of primary care service interventions. Review. Br J Gen Pract 2013;63:e813-20. DOI: 10.3399/bjgp13X675395
  5. Diehl J. Interventions complexes menées par les infirmières de soins primaires auprès des patients diabétiques : quelle efficacité ? Minerva Analyse 15/02/2020.
  6. Crowe M, Jones V, Stone MA, Coe G. The clinical effectiveness of nursing models of diabetes care: a synthesis of the evidence. Int J Nurs Stud 2019;93:119-28. DOI: 10.1016/j.ijnurstu.2019.03.004
  7. Stipulante S. Consultation infirmière en vue d’améliorer la prévention et le dépistage des maladies chroniques. MinervaF 2022;21(3):54-7.
  8. Lofters AK, O’Brien MA, Sutradhar R. Building on existing tools to improve chronic disease prevention and screening in public health: a cluster randomized trial. BMC Public Health 2021;21:1496. DOI: 10.1186/s12889-021-11452-x
  9. Jeyaraman MM, Alder RN, Copstein L, et al. Impact of employing primary healthcare professionals in emergency department triage on patient flow outcomes: a systematic review and meta-analysis. BMJ Open 2022;12:e052850. DOI: 10.1136/bmjopen-2021-052850
  10. National Institute for Health and Care Excellence. Methods for the development of NICE public health guidance (third edition). [PMG4]  September 2012. URL : 
    https://www.nice.org.uk/process/pmg4/chapter/appendix-f-quality-appraisal-checklist-quantitative-intervention-studies
  11. Goncalves-Bradley D, Khangura JK, Flodgren G, et al. Primary care professionals providing non-urgent care in hospital emergency departments. Cochrane Database Syst Rev 2018, Issue 2. DOI: 10.1002/14651858.CD002097.pub4
  12. Morley C, Unwin M, Peterson GM, et al. Emergency department crowding: a systematic review of causes, consequences and solutions. PLoS One 2018;13:e0203316. DOI: 10.1371/journal.pone.0203316

 




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