Revue d'Evidence-Based Medicine



L’aspirine, une alternative aux héparines de bas poids moléculaire pour la thromboprophylaxie en cas de traumatisme majeur ?



Minerva 2023 Volume 22 Numéro 7 Page 158 - 160

Professions de santé

Infirmier, Kinésithérapeute, Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Major Extremity Trauma Research Consortium (METRC). Aspirin or low-molecular-weight heparin for thromboprophylaxis after a fracture. N Engl J Med 2023;388:203‑13. DOI: 10.1056/NEJMoa2205973


Question clinique
Quelles sont l'efficacité et l'innocuité de la thromboprophylaxie à l'aspirine par rapport à l'héparine de bas poids moléculaire chez les patients hospitalisés présentant une fracture ?


Conclusion
Les auteurs concluent que la thromboprophylaxie par aspirine est non inférieure à l’HBPM pour la prévention des événements mortels chez les patients ayant subi un traumatisme orthopédique et est associée à de faibles fréquences de thrombose veineuse profonde, d'embolie pulmonaire et de décès toutes causes confondues à 90 jours. Malgré certaines limitations méthodologiques, les résultats sont cliniquement significatifs et sont en faveur de l’aspirine en cas de traumatisme orthopédique en raison de ses coûts inférieurs et de son administration moins lourde que celle d’injections d’HBPM. Le schéma (durée de la prophylaxie, injection préalable d’une ou deux doses d’HBPM) reste cependant à préciser.


Contexte

La thromboprophylaxie en postopératoire du placement d’une prothèse totale de la hanche ou du genou fait partie de la pratique courante. Une héparine de bas poids moléculaire (HBPM) est actuellement le traitement préventif de premier choix des thromboses veineuses profondes (TVP), du moins en Europe. Minerva a analysé en 2021 (1) une revue systématique avec méta-analyse (2) de bonne qualité méthodologique mettant en évidence l’intérêt potentiel de l’aspirine dans la thromboprophylaxie dans cette indication. Cet intérêt mérite d’être confirmé par de nouvelles études, vu sa bonne tolérance et son faible coût, à la place certainement des anticoagulants oraux et probablement des HBPM. Une autre indication de ce type pour l’aspirine pourrait être les fractures. Les HBPM sont en effet recommandées pour la thromboprophylaxie chez les patients souffrant de fractures, mais les essais de son efficacité par rapport à l'aspirine font défaut. Une étude randomisée à ce sujet (3) vient d’être rapportée, la « Prevention of Clot in Orthopaedic Trauma (PREVENT CLOT) » menée par le « Major Extremity Trauma Research Consortium (METRC) », organisation américano-canadienne. 

 

 

Résumé

Population étudiée

  • critères pour la randomisation :
    • être âgé de 18 ans ou plus 
    • avoir une fracture d’un membre supérieur de l'épaule au poignet ou d’un membre inférieur de la hanche au milieu du pied, traitée chirurgicalement 
    • fractures du bassin ou de l'acétabulum qui peuvent être traitées chirurgicalement ou ne pas être opérées
  • critères d’exclusion : se présenter à l'hôpital plus de 48 heures après la blessure ou avoir reçu ≥ 3 doses de thromboprophylaxie par héparine avant consentement éclairé ; avoir d’antécédents de thromboembolie veineuse (TEV) au cours des 6 derniers mois, être sous anticoagulation thérapeutique et/ou avoir un trouble chronique de la coagulation sanguine
  • finalement inclusion de 12211 patients avec les caractéristiques suivantes : âge moyen (± ET) de 44,6 ± 17,8 ans ; 62,3% de sexe masculin ; 0,7% avec des antécédents de TEV ; 2,5% avec des antécédents de cancer.

 

Protocole d’étude

  • essai randomisé, ouvert, multicentrique, de phase III avec un design de non-infériorité, avec 2 bras :
    • HBPM : énoxaparine SC 30 mg 2x/j (n = 6110)
    • aspirine : 81 mg p.o. 2x/j (n = 6101)
  • durée du traitement : jusqu’à sortie de l’hôpital ou plus suivant les habitudes locales.

 

Critères de jugement 

  • critère de jugement primaire : décès de toute cause à 90 jours
  • critères de jugement secondaires (endéans les 90 premiers jours) : 
    • causes spécifiques de décès 
    • survenue d’une embolie pulmonaire non mortelle 
    • survenue d’une thrombose veineuse profonde
    • les résultats de sécurité secondaires comprenaient les événements hémorragiques, les complications des plaies et les infections du site opératoire.

 

Résultats

  • critère de jugement primaire : décès chez 47 patients (0,78%) dans le groupe aspirine et chez 45 patients (0,73%) dans le groupe HBPM (différence de 0,05 point de pourcentage ; avec IC à 96,2% de -0,27 à 0,38 ; p < 0,001 pour une marge de non-infériorité de 0,75 point de pourcentage)
  • critères de jugement secondaires : 
    • décès par embolie pulmonaire : pas de différence entre les groupes
    • TVP : 2,51% dans le groupe aspirine et 1,71% dans le groupe HBPM (différence de 0,80 point de pourcentage avec IC à 95% de 0,28 à 1,31)
    • embolie pulmonaire : 1,49% dans chaque groupe
    • événements indésirables dont saignements : pas de différence significative avec 13,7% de saignement dans le groupe aspirine et 14,3% dans le groupe HBPM.

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que chez les patients présentant des fractures des extrémités traitées chirurgicalement ou une fracture pelvienne ou acétabulaire, la thromboprophylaxie par l'aspirine est non inférieure à l’HBPM pour prévenir le décès et est associée à une faible incidence de TVP et d'embolie pulmonaire et à une faible mortalité à 90 jours.

 

Financement de l’étude

Par le “Patient-Centered Outcomes Research Institute”, un consortium dont font partie notamment des représentants de l’industrie et des assurances privées.

 

Conflit d’intérêts des auteurs

Quelques liens d’intérêt avec l’industrie rapportés par une minorité des auteurs, sans rapport direct apparent avec l’objet de l’étude.

 

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Il s’agit d’une étude randomisée ouverte de phase III avec un design de non-infériorité. L’aspirine était donc considérée a priori comme inférieure à l’HBPM pour la prévention de la TEV après trauma. Le bénéfice secondaire justifiant le design, probablement économique et aussi la facilité de la prescription de l’aspirine, n’est pas clairement explicité dans l’article. Le résultat de l'analyse préspécifiée selon le protocole (per protocol) – le protocole a été suivi chez 94,7% des patients du groupe aspirine et 96,9% du groupe HBPM – est cohérent avec le résultat de l’analyse en intention de traiter pour l’objectif principal, ce qui est une façon pragmatique de « valider » les résultats. 
Cet essai de grande taille – 12211 patients – permet d’analyser avec une bonne puissance non seulement l’objectif primaire mais aussi les objectifs secondaires. Il y a cependant eu des problèmes de recrutement dans l’étude et les auteurs ont autorisé les patients éligibles à recevoir jusqu'à deux doses d’HBPM en tant que soins standard avant l'obtention du consentement. Notons aussi qu’il y a eu une modification du protocole : le critère de jugement principal est passé de « décès lié à une embolie pulmonaire » à « décès quelle qu'en soit la cause ». Ce changement a été réalisé après le début du recrutement et la publication du protocole sans aucune connaissance des résultats de l'essai en cours.
Vu son design ouvert sans double aveugle, il y a des risques de biais en termes de suspicion de diagnostic et de surveillance. Cependant en ayant choisi comme objectif principal la mortalité quelle que soit la cause du décès, ces biais n’affectent pas l’analyse de l’objectif primaire, ce qui aurait pu être le cas avec le critère initialement choisi (le décès par embolie pulmonaire).

 

Interprétation des résultats

Il y a des biais potentiels liés à la réalisation pratique de l’essai pouvant altérer la généralisabilité des résultats. La majorité des patients (68%) ont reçu une ou deux doses d’HBPM avant randomisation. Seul un tiers n’a pas reçu d’anticoagulant avant randomisation. Il n’y a pas de différence à ce sujet entre les deux bras. La durée de la thromboprophylaxie a été laissée à la discrétion de l’investigateur local, cette durée s’est avérée similaire entre les deux bras. Cela signifie que dans l’essai, l’aspirine a été en pratique donnée après une ou deux doses d’anticoagulants et pour une durée variable, ce qui ne permet pas au praticien d’avoir un schéma bien défini pour l’administration du traitement préventif. Pour les traumatismes, il n’existe qu’une seule autre étude ayant testé la question. Cet essai français (4) est de petite taille (329 patients) et a un design de supériorité avec, comme critère principal, un indice composite de complications hémorragiques, d'infection profonde du site opératoire, de thrombose veineuse profonde, d'embolie pulmonaire et de décès dans les 90 jours suivant la blessure. La différence entre les deux bras n’est pas statistiquement significative avec, respectivement pour les bras aspirine et HBPM, 59,9 et 59,4% de malades sans événement dans les 90 premiers jours.

 

Que disent les guides de pratique clinique?

Dans ses recommandations de pratique clinique, l’American College of Chest Physicians (5) propose en 2012, en cas de fracture de la hanche, une thromboprophylaxie par HBPM ou aspirine. Dans son guide pratique clinique de 2018, l’European Society of Anaesthesiology (6) propose en option l’aspirine dans la même indication.

 

 

Conclusion de Minerva

Les auteurs concluent que la thromboprophylaxie par aspirine est non inférieure à l’HBPM pour la prévention des événements mortels chez les patients ayant subi un traumatisme orthopédique et est associée à de faibles fréquences de thrombose veineuse profonde, d'embolie pulmonaire et de décès toutes causes confondues à 90 jours.
Malgré certaines limitations méthodologiques, les résultats sont cliniquement significatifs et sont en faveur de l’aspirine en cas de traumatisme orthopédique en raison de ses coûts inférieurs et de son administration moins lourde que celle d’injections d’HBPM. Le schéma (durée de la prophylaxie, injection préalable d’une ou deux doses d’HBPM) reste cependant à préciser.

 

 

 


Références 

  1. Sculier JP. L’aspirine, une alternative de plus en plus sérieuse à un anticoagulant en thromboprophylaxie après placement d’une prothèse totale de la hanche ou du genou. MinervaF 2021;20(3):28‑32.
  2. Matharu GS, Kunutsor SK, Judge A, et al. Clinical effectiveness and safety of aspirin for venous thromboembolism prophylaxis after total hip and knee replacement: a systematic review and meta-analysis of randomized clinical trials. JAMA Intern Med 2020;180:376-84. DOI: 10.1001/jamainternmed.2019.6108
  3. Major Extremity Trauma Research Consortium (METRC). Aspirin or low-molecular-weight heparin for thromboprophylaxis after a fracture. N Engl J Med 2023;388:203‑13. DOI: 10.1056/NEJMoa2205973
  4. Haac BE, O’Hara NN, Manson TT, et al. Aspirin versus low-molecular-weight heparin for venous thromboembolism prophylaxis in orthopaedic trauma patients: a patient-centered randomized controlled trial. PLoS One 2020;15:e0235628. DOI: 10.1371/journal.pone.0235628
  5. Falck-Ytter Y, Francis CW, Johanson NA, et al. Prevention of VTE in orthopedic surgery patients. Chest 2012;141(2 Suppl):e278S-e325S. DOI: 10.1378/chest.11-2404
  6. Afshari A, Ageno W, Ahmed A, D, et al. European guidelines on perioperative venous thromboembolism prophylaxis: executive summary. Eur J Anaesthesiol 2018;35:77‑83. DOI: 10.1097/EJA.0000000000000729


Auteurs

Sculier J.P.
Institut Jules Bordet; Laboratoire de Médecine Factuelle, Faculté de Médecine, ULB
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.

Glossaire

Code


S32, S72, T94, Z01
A82, A98, L75, L76, T94


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