Revue d'Evidence-Based Medicine



Quelle est la valeur diagnostique de l’intuition clinique des médecins généralistes dans la détection des cancers et des maladies graves ?



Minerva 2023 Volume 22 Numéro 9 Page 215 - 219

Professions de santé

Médecin généraliste

Analyse de
Oliva-Fanlo B, March S, Gadea-Ruiz C, et al; CORap group. Prospective observational study on the prevalence and diagnostic value of general practitioners’ gut feelings for cancer and serious diseases. J Gen Intern Med 2022;37:3823-31. DOI: 10.1007/s11606-021-07352-w


Question clinique
Quelle est la valeur diagnostique de l’intuition clinique du médecin généraliste dans la détection des maladies graves et du cancer ?


Conclusion
Cette nouvelle étude prospective descriptive, présentant des failles méthodologiques importantes mais dont les résultats sont corroborés par d’autres études, montre que l’intuition du médecin généraliste est un indicateur valable pour la recherche d’un cancer ou d’une maladie grave. En particulier, l’absence de sentiment d’alerte en faveur d’une telle maladie a et une spécificité de 80% à 2 et 6 mois et une valeur prédictive négative de près de 98% à 2 mois et 95% à 6 mois.


Contexte

Le médecin généraliste, dans sa pratique, est confronté à des présentations cliniques précoces, peu différenciées, avec une forte prévalence de maladies bénignes (1). Le défi particulier du raisonnement clinique du médecin généraliste consiste donc à identifier, sur base de signes et de symptômes peu spécifiques, les patients susceptibles de présenter une pathologie grave parmi tous les autres (1,2). Le rôle potentiel de l’intuition du médecin (en anglais « gut feeling ») dans ce processus a été récemment décrit (3). Deux types d’intuition ont été ainsi mises en évidence : l’intuition d’alerte (sensation que quelque chose ne va pas) et l’intuition de réassurance (sensation que tout va bien) (3). La valeur diagnostique de l’intuition dans la détection des maladies graves, et notamment le cancer, reste encore peu connue (2). Il est à noter que, comme rapporté précédemment dans Minerva, les patients peuvent également présenter des intuitions concernant leur état de santé qui contribuent au raisonnement clinique des soignants, sans que la valeur diagnostique de ces intuitions ait pu être mise en évidence (4,5). Cette nouvelle étude prospective vise donc à déterminer la prévalence de l’intuition dans le raisonnement clinique du médecin généraliste et sa valeur diagnostique dans le cadre des pathologies graves et le cancer (2).

 

 

Résumé 

Population étudiée

  • 155 médecins généralistes recrutés lors d’ateliers de présentation de l’étude dans des centres de santé à Majorque et à Saragosse en Espagne
    • 272 médecins ont initialement participé aux ateliers, 155 ont été recrutés
    • 70,3% de femmes
    • 86,4% issus de milieux urbains 
    • âge moyen de 46,1 ans
  • 1487 patients recrutés par ces médecins généralistes durant au moins une journée de travail de celui-ci
    • les patients devaient être inclus consécutivement 
    • critères d’inclusion : 
      • présenter au moins un nouveau motif de consultation, défini comme le premier contact avec le médecin pour ce motif
      • en cas d’épisodes récurrents, le patient pouvait être inclus s’il avait une plainte différente lors du nouvel épisode 
      • pour les patients avec antécédent de cancer, toute nouvelle plainte après rémission était considérée comme un nouveau motif de consultation
    • critères d’exclusion : 
      • patients < 18 ans 
      • consultations pour motif administratif 
      • patients en soins palliatifs 
  • 61% des patients inclus étaient des femmes ; dans 3% des cas, le sexe n’était pas mentionné ; 85,2% issus de milieux urbains ; âge moyen de 51,9 ans. 

 

Protocole d’étude 

  • il s’agit d’une étude descriptive, prospective
  • les données sont évaluées à 2 et 6 mois après la consultation initiale 
  • 2 types de variables sont recueillies : 
    • variables de suivi
      • nouveaux diagnostics de cancers (sauf cancers cutanés hors mélanomes) et de maladies graves 
      • nouveaux diagnostics de maladies graves, le caractère grave de la maladie étant déterminé par deux chercheurs sur base d’une liste prédéfinie 
      • les tests diagnostiques prescrits durant la période de suivi, les références aux urgences et en soins spécialisés
      • nombre de consultations durant la période de suivi, peu importe la raison
    • variables indépendantes : 
      • pour le médecin : 
        • variables socio-démographiques 
        • style de pratique du médecin : orientation biomédicale ou psychosociale, déterminé sur base d’une échelle validée
        • style de raisonnement du médecin, déterminé sur base de l’échelle validée REI (rational-experiential inventory)
      • pour le patient : 
        • variables socio-démographiques 
        • connaissance antérieure du médecin 
        • pour la consultation index :
        • type de contact (programmé ou non)
        • langue utilisée 
        • date et heure 
        • symptômes et signes relevés par le médecin et potentiellement liés à un cancer ou une maladie grave ; ceux-ci ont été prédéterminés sur base d’une liste de symptômes et signes dont la valeur prédictive est la plus élevée 
        • score obtenu sur le questionnaire validé GFQ (Gut Feeling Questionnaire).

 

Mesure des résultats

  • critères de jugement primaires : 
    • sensibilité, spécificité, valeur prédictive négative (VPN) et positive (VPP) de l’intuition d’alerte et de réassurance pour la détection des cancers ou des maladies graves à 2 et 6 mois :
      • la VPP pour l’intuition d’alerte est définie comme la capacité à identifier les patients malades 
      • la VPP pour l’intuition de réassurance est définie comme la capacité à identifier les patients sains
  • critères de jugement secondaires : 
    • description des caractéristiques de l’échantillon
    • prévalence de l’intuition au cours des consultations 
    • relation entre, d’une part, les caractéristiques du médecin et du patient et, d’autre part, l’intuition d’alerte ou de réassurance.

 

Résultats

  • critères de jugement primaires :
    • à 2 mois : 

 

 

Sensibilité

(avec IC à 95%)

Spécificité

(avec IC à 95%)

VPP

(avec IC à 95%)

VPN

(avec IC à 95%)

OR ajusté

(avec IC à 95%)

Intuition d’alerte

59,3%

(de 47,1 à 70,5)

79,4%

(de 77,1 à 81,5)

12,02%

(de 9,06 à 16,3)

97,5%

(de 6,4 à 98,3)

5,3

(de 3,09 à 9,08)

Intuition de réassurance

79,4%

(de 77,1 à 81,5)

59,3%

(de 47,1 à 70,5)

97,5%

(de 6,4 à 98,3)

12,2%

(de 9,06 à 16,3)

0,19

(de 0,01 à 0,33)

 

    • à 6 mois :

 

Sensibilité

(avec IC à 95%)

Spécificité

(avec IC à 95%)

VPP

(avec IC à 95%)

VPN

(avec IC à 95%)

OR ajusté

(avec IC à 95%)

Intuition d’alerte

49,14%

(de 40,2 à 58,1)

80,1%

(de 77,7 à 82,1)

18,3%

(de 14,4 à 23,1)

94,5%

(de 92,9 à 95,7)

3,67

(de 2,42 à 5,56)

Intuition de réassurance

80,1%

(de 77,7 à 82,1)

49,14%

(de 40,2 à 58,1)

94,5%

(de 92,9 à 95,7)

18,3%

(de 14,4 à 23,1)

0,27

(de 0,17 à 0,41)

 

  • critères de jugement secondaires 
    • les principales variables socio-démographiques ont été rapportées dans la section « population étudiée » ; ajoutons que : 
      • dans 43 cas, le questionnaire d’intuition n’a pas pu conclure à la présence ou l’absence d’intuition ; ces cas ont été retirés de l’analyse 
      • 59 patients ont été perdus de vue ; aucune donnée de suivi à 2 et 6 mois n’a pu être recueillie
      • 6 patients/10 ont présenté au moins 1 symptôme potentiellement lié à un cancer ou une maladie grave 
      • 64 patients (4,6%) ont eu un diagnostic de maladie grave ou de cancer à 2 mois et 116 à 6 mois (8,3%)
    • prévalence de l’intuition au cours des consultations : 
      • les médecins généralistes ont rapporté avoir ressenti une intuition dans 97,1% ; c’est l’intuition de réassurance qui est la plus fréquente (75,3%) mais une intuition d’alerte a été décrite dans 22 % des consultations
    • relation avec les caractéristiques du patient/médecin : l’intuition d’alerte est plus fréquemment ressentie dans les cas suivants : 
      • consultations avec des patients âgés 
      • exercice en milieu rural 
      • présence d’au moins 1 symptôme de cancer 
      • consultation dans une langue étrangère
      • utilisation plus importante par le médecin d’un raisonnement de type rationnel.

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que l’intuition est très présente dans le raisonnement clinique du médecin généraliste et peut jouer un rôle important dans la détection de maladies graves ou de cancers. L’intuition d’alerte doit être prise au sérieux et utilisée pour soutenir l’évaluation diagnostique d’un patient.

 

Financement de l’étude

Ce travail a été soutenu par the Balearic Cancer League and the Institute of Health Research Carlos III, cofinancée ERDF/A ; un auteur a reçu une bourse de doctorat in 2016 from the Spanish Society of Family and Community Medicine.

 

Conflit d’intérêt des auteurs

Aucun conflit d’intérêt déclaré par les auteurs.

 

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Le design d’étude choisi est adéquat pour répondre à la question posée. La question de recherche est utile à la pratique du médecin généraliste. Notons que le protocole de cette étude a été prépublié (6), ce qui est gage de transparence. Il existe quelques faiblesses méthodologiques notables dans cette étude susceptibles de biaiser l’estimation de la valeur diagnostique de l’intuition : 

  • Le protocole prévoyait l’inclusion de 2966 patients ; 1385 dossiers ont finalement pu être suivis jusqu’au bout.
  • Il existe un biais de sélection au niveau des médecins, puisque la majorité provient d’une pratique urbaine. Or, cette variable a été précisément identifiée comme étant importante dans la détermination de la prévalence de l’intuition d’alerte. Les pratiques urbaines, en raison de la proximité des services hospitaliers, sont probablement susceptibles de recevoir moins de cas graves et donc de présenter une intuition d’alerte nettement moins souvent présente. 
  • Un biais de sélection ne peut être exclu au niveau des patients. Les auteurs stipulent avoir voulu réduire ce biais de sélection en demandant aux médecins participants d’effectuer une inclusion consécutive des patients. Cependant, nous ne disposons pas d’éléments permettant d’affirmer que cela a effectivement été le cas. Il est possible que les cas les plus marquants aient été sélectionnés, surestimant la prévalence de l’intuition d’alerte. 
  • Il existe une certaine subjectivité dans la définition de ce qu’est une maladie grave. Les auteurs ont tenté de minimiser cela en se basant sur une liste préexistante, mais ce sont bien deux chercheurs qui ont finalement tranché. 
  • Certaines variables susceptibles d’influencer la qualité de l’intuition n’ont pas été prises en compte ; ainsi, une stratification de la valeur diagnostique de l’intuition en fonction de l’âge du médecin et de ses années d’exercice aurait été utile. 
  • Enfin, les participants ont été préalablement sensibilisés à l’intuition à la fois par l’information reçue lors de l’atelier de recrutement et par la liste fournie de symptômes d’alerte. Les conditions d’étude ne sont donc pas tout-à-fait neutres. Ceci a pu augmenter la prévalence rapportée de l’intuition lors des consultations. 

 

Évaluation des résultats 

En raison des biais susmentionnés, les chiffres présentés par cette étude sont difficilement extrapolables à l’ensemble des médecins généralistes. En revanche, il est vrai qu’ils vont dans le même sens que ceux retrouvés dans d’autres publications. La valeur prédictive positive rapportée d’une intuition d’alerte dans le cadre de la détection d’un cancer était de 35% dans une publication de 2016 (7). Un autre article rapporte une VPN de 97,2% à deux mois en cas d’intuition d’alerte pour une maladie grave (cancers compris) et de 93,5% à 6 mois pour une VPP de 9,8 et 16,4% à 2 et 6 mois respectivement (8). Une méta-analyse portant sur 4 études rapporte que la probabilité de cancer est multipliée par 4 en cas d’intuition d’alerte (9). 

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Nous n’avons pas connaissance de guide de pratique faisant spécifiquement référence à l’utilisation du gut feeling pour la recherche d’un cancer ou d’une maladie grave par les médecins généralistes en consultation. 

 

 

Conclusion de Minerva

Cette nouvelle étude prospective descriptive, présentant des failles méthodologiques importantes mais dont les résultats sont corroborés par d’autres études, montre que l’intuition du médecin généraliste est un indicateur valable pour la recherche d’un cancer ou d’une maladie grave. En particulier, l’absence de sentiment d’alerte en faveur d’une telle maladie a et une spécificité de 80% à 2 et 6 mois et une valeur prédictive négative de près de 98% à 2 mois et 95% à 6 mois.

 

 


Références 

  1.  The European definition of general practice/family medicine. WONCA 2023. Accessed October 17, 2023.
  2. Oliva-Fanlo B, March S, Gadea-Ruiz C, et al; CORap group. Prospective observational study on the prevalence and diagnostic value of general practitioners’ gut feelings for cancer and serious diseases. J Gen Intern Med 2022;37:3823-31. DOI: 10.1007/s11606-021-07352-w
  3. Stolper E. Gut feelings in general practice. Datawyse / Universitaire Pers Maastricht, 2010.
  4. Poelman T. L’intuition des patients peut-elle être utile pour le traitement médical en première ligne? MinervaF 2023;22(6):153-6
  5. Stolper CF, van de Wiel MW, van Bokhoven MA. Patients’ gut feelings seem useful in primary care professionals’ decision making. BMC Primary Care 2022;23:178. DOI: 10.1186/s12875-022-01794-9
  6. Oliva-Fanlo B, March S, Medina D, et al. Prevalence and diagnostic value of GPs’ gut feelings for cancer and serious diseases: protocol for a prospective observational study of diagnostic validity. BMJ Open 2019;9:e032404. DOI: 10.1136/bmjopen-2019-032404
  7. Donker GA, Wiersma E, van der Hoek L, Heins M. Determinants of general practitioner’s cancer-related gut feelings - a prospective cohort study. BMJ Open 2016;6:e012511. DOI: 10.1136/bmjopen-2016-012511 
  8. Hjertholm P, Moth G, Ingeman ML, Vedsted P. Predictive values of GPs’ suspicion of serious disease: a population-based follow-up study. Br J Gen Pract 2014;64:e346-e353. DOI: 10.3399/bjgp14X680125
  9.  Smith CF, Drew S, Ziebland S, Nicholson BD. Understanding the role of GPs’ gut feelings in diagnosing cancer in primary care: a systematic review and meta-analysis of existing evidence. Br J Gen Pract 2020;70:e612-e621. DOI: 10.3399/bjgp20X712301

 

 




Ajoutez un commentaire

Commentaires