Revue d'Evidence-Based Medicine



Tabagisme et efficacité des nouveaux antiagrégants plaquettaires



Minerva 2014 Volume 13 Numéro 5 Page 54 - 55

Professions de santé


Analyse de
Gagne JJ, Bykov K, Choudhry NK, et al. Effect of smoking on comparative efficacy of antiplatelet agents: systematic review, meta-analysis, and indirect comparison. BMJ 2013;347:f5307.


Question clinique
Le tabagisme module-t-il l’efficacité et la sécurité des antiagrégants plaquettaires clopidogrel, prasugrel et ticagrelor en prévention d’évènements cardiovasculaires chez des adultes ayant présenté un évènement cardiovasculaire ?


Conclusion
Cette synthèse de la littérature montre, sur base de données limitées, que l’efficacité du clopidogrel en prévention d’incidents cardiovasculaires (décès, infarctus du myocarde, AVC) est moins importante chez les non fumeurs que chez les fumeurs, avec un risque hémorragique accru chez les fumeurs. Il semble en être de même au point de vue efficacité pour le prasugrel et le ticagrélor.


 

 


Texte sous la responsabilité de la rédaction francophone

 

 

Contexte

Le tabac est un facteur de risque cardiovasculaire (et de cancer) bien identifié. Les antiagrégants plaquettaires clopidogrel, prasugrel et ticagrelor représentent une des possibilités thérapeutiques préventives d’évènements cardiovasculaires, avec des indications plus ou moins restreintes pour ces 3 médicaments. L’efficacité et la sécurité du clopidogrel pourraient être modulées par un tabagisme actif suivant une analyse post-hoc (1) de l’étude CHARISMA (2,3). Cette observation est-elle confirmée et est-elle identique pour les autres antiagrégants plaquettaires ?

 

Résumé

 

Méthodologie

Synthèse méthodique avec méta-analyses et comparaisons indirectes

 

Sources consultées

  • bases de données MEDLINE (1966 au 18/07/2013), EMBASE (1974 au 18/07/2013), CINAHL, CAB Abstracts, bases de données d’abstracts de congrès de cardiologie,
  • Google Scholar
  • listes de références de méta-analyses sur les antiagrégants plaquettaires et des articles repérés.

 

Etudes sélectionnées

  • RCTs évaluant le clopidogrel, le prasugrel et le ticagrélor avec données cliniques dans des sous-groupes de fumeurs et de non fumeurs
  • pas de critères d’exclusion
  • sélections de 9 RCTs, 6 avec le clopidogrel (versus placebo, versus aspirine, en ajout à l’aspirine versus aspirine seule, avec différents dosages), 2 avec le prasugrel versus clopidogrel et 1 avec le ticagrélor versus clopidogrel.

 

Population étudiée

  • sujets avec pathologie cardiovasculaire
  • études avec le clopidogrel : 74 489 patients, 29 % de fumeurs, avec Syndrome Coronarien Aigu (SCA), avec une pathologie liées à l’athérosclérose (AVC aigu, infarctus du myocarde, artérite périphérique symptomatique), infarctus du myocarde, pathologie cardiovasculaire traitée par aspirine, syndrome coronarien aigu avant angioplastie percutanée élective
  • études avec le prasugrel : 20 788 patients, 32 % de fumeurs, avec SCA
  • études avec le ticagrélor : 14 507 patients, 36 % de fumeurs, avec SCA.

 

Mesure des résultats

  • critère d’efficacité composite (= critère primaire dans toutes les études sauf une) : décès cardiovasculaire, infarctus du myocarde, AVC
  • chiffres pour le délai le plus long dans l’étude (durées de 30 jours à 3 ans)
  • méta-analyse pour le clopidogrel et pour le prasugrel
  • comparaisons indirectes prasugrel et ticagrélor versus groupe contrôle (placebo, aspirine) dans les études avec le clopidogrel , ainsi que prasugrel versus ticagrelor.

 

Résultats

  • pour le clopidogrel versus comparateurs, critère primaire (méta-analyse)
    • fumeurs : RR de 0,75 avec IC à 95 % de 0,67 à 0,83, test I² de Higgins calcule le pourcentage de variation entre les études lié à une hétérogénéité et non au hasard, donnée importante lors de la sommation des différents résultats. Ce test statistique évalue la non concordance (‘inconsistency’) dans les résultats des études. Au contraire du Test Q, le test I² dépend du nombre d’études disponibles. Un résultat de test 0 à 40% = l’hétérogénéité pourrait être peu importante ; 30 à 60% = l’hétérogénéité peut être modérée ; 50 à 90% = l’hétérogénéité peut être substantielle ; 75 à 100% = l’hétérogénéité est considérable.">test I2 0,01
    • non fumeurs : RR de 0,92 avec IC à 95 % de 0,87 à 0,98, test I2 0,00
  • comparaisons indirectes entre antiagrégants :
    • prasugrel et ticagrélor  versus clopidogrel et groupes contrôles des études clopidogrel : voir tableau
    • prasugrel versus ticagrélor :
      • pour les fumeurs : RR de 1,03 avec IC à 95 % de 0,67 à 1,09
      • pour les non fumeurs : RR de 0,85 avec IC à 95 % de 0,88 à 1,20.
     

Tableau. Risque relatif pour le critère primaire composite (avec IC à 95 %) pour le prasugrel et le ticagrélor versus clopidogrel et versus comparateur du clopidogrel.

 

 

 

prasugrel

ticagrélor

versus clopidogrel

versus contrôle études clopidogrel

versus clopidogrel

versus contrôle études clopidogrel

fumeurs

0,71 (0,61 à 0,82)

0,53 (0,44 à 0,64)

0,83 (0,68 à 1,00)

0,62 (0,50 à 0,78)

non fumeurs

0,92 (0,83 à 1,01)

0,85 (0,76 à 0,95)

0,89 (0,79 à 1,00)

0,82 (0,72 à 0,93)

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent  que dans les RCTs concernant les antiagrégants plaquettaires, le bénéfice clinique du clopidogrel en termes de réduction des décès cardiovasculaires, d’infarctus du myocarde et d’AVC est principalement observé chez les fumeurs et qu’il est faible chez les non fumeurs.

 

Financement de l’étude 

Fonds propres de la Division of Pharmacoepidemiology and Pharmacoeconomics, Department of Medicine, Brigham and Women’s Hospital and Harvard Medical School

 

Conflits d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêt en relation avec cette publication.

 

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Cette synthèse complétée par des comparaisons indirectes est de bonne qualité générale. Les auteurs ont fait une recherche exhaustive en fonction de leurs objectifs. Ils ont exploré les bases de données nécessaires. Deux auteurs ont, indépendamment l’un de l’autre, évalué les articles et recherché les biais selon les directives de la Cochrane : aucun article ne présentait de risque important de biais. L’hétérogénéité a été recherchée (test Q est un test-Chi2, utilisé pour étudier l’hétérogénéité dans une méta-analyse.">test Q de Cochran et I2 de Higgins). Malgré le faible nombre d’études, un funnel plot a été réalisé à la recherche d’un biais de publication, sans en montrer un.

Il s’agit d’une analyse post hoc de publications n’ayant pas toutes prévu une analyse en sous-groupes suivant le tabagisme (diversement défini). Certains chiffres sont issus de publications secondaires ou de conférences et n’ont pas été soumis à une révision par les pairs.

Le problème le plus important de cette publication est l’hétérogénéité des populations incluses. Par exemple pour les études avec le prasugrel, une étude inclut des patients devant subir une angioplastie percutanée et l’autre étude exclut ces patients. Le prasugrel et le ticagrélor ne concernent que des patients en SCA alors que ce n’est qu’un des types de patients inclus dans les études avec le clopidogrel.

Les auteurs se défendent en mentionnant une concordance des différences entre groupe fumeurs et groupe non fumeurs dans les différentes études avec le clopidogrel et dans leurs analyses de sensibilité.

 

Mise en perspective des résultats

Pour un critère primaire d’efficacité composite qui est celui de toutes les études (sauf une l’étude CLARITY-TIMI dans l’infarctus STEMI dans laquelle c’est un critère secondaire) cette synthèse montre sous clopidogrel une réduction relative de risque de 25 % chez les fumeurs et (nettement) moindre, de 8 % chez les non fumeurs (avec une borne d’IC à 95 % se rapprochant fort de l’absence de différence). La conclusion des auteurs semble bien correcte concernant le clopidogrel. Les antiagrégants plaquettaires plus récemment mis sur le marché, le prasugrel et le ticagrélor, uniquement évalués dans le SCA, pourraient être plus efficaces que le clopidogrel chez les fumeurs mais les chiffres ne montrent pas de différence pertinente chez les non fumeurs.

Les auteurs n’évoquent le risque hémorragique que dans leur discussion. Seules 4 études donnent des chiffres pouvant être croisés entre risque hémorragique et tabagisme. Dans l’étude CHARISMA (2) nous avions souligné (3), l’augmentation non significative des saignements sévères (RR de 1,25 avec IC à 95 % de 0,97 à 1,61 et p = 0,09) et significative pour les saignements modérés (RR 1,62 avec IC à 95 % de 1,27 à 2,10 avec p < 0,001) pour l’association clopidogrel + aspirine versus aspirine seule.

En sommant les résultats pour ces deux critères, les auteurs de la méta-analyse observent dans cette étude CHARISMA :

- pour les non fumeurs un HR de 1,31 avec IC à 95 % de 0,90 à 1,90

- pour les ex fumeurs un HR de 1,43 avec IC à 95 % de 1,05 à 1,95

- pour les fumeurs actifs un HR de 1,62 avec IC à 95 % de 1,02 à 2,58.

Une autre étude avec le clopidogrel montre une absence de différence entre fumeurs et non fumeurs (peut-être par manque de puissance). Deux autres études (1 prasugrel, 1 ticagrélor) montrent une absence de preuve de différences entre fumeurs et non fumeurs pour ces médicaments versus clopidogrel.

Le risque hémorragique de ce type d’antiagrégant plaquettaire en fonction du tabagisme est donc bien mal évalué.

L’ensemble de ces résultats montre, avec ces antiagrégants plaquettaires, un moindre bénéfice chez les non fumeurs, un risque hémorragique probablement plus important chez les fumeurs.

Une autre synthèse méthodique avec méta-analyse (4), qui somme les résultats des mêmes RCTs pour le clopidogrel, confirme une moindre efficacité de ce médicament chez les non fumeurs en prévention d’évènements cardiovasculaires majeurs (effet x 2,9 pour les fumeurs actifs).  Les résultats d’études de laboratoire rassemblés dans cette synthèse montrent une moindre réactivité plaquettaire sous clopidogrel chez les fumeurs que chez les sujets n’ayant jamais fumé.

 

Et l’aspirine ?

Nous n’avons pas trouvé de RCT évaluant spécifiquement l’efficacité et la sécurité de l’aspirine en fonction du tabagisme. L’interaction tabac/antiagrégant plaquettaire aurait lieu, selon les auteurs de cette synthèse, au niveau du métabolisme par les cytochromes, pour le clopidogrel (CYP1A2), le prasugrel (CYP1A2) et le ticagrélor (CYP3A4). L’aspirine est un substrat mineur du CYP2C9 et un inducteur faible à modéré du CYP2C19. Le tabac est mentionné comme inducteur des CYP 1A2, 2C8, 2D6 et 3A4. Cette hypothèse d’interaction via les CYP reste à prouver. Un mécanisme d’interaction pharmacodynamique ou autre ne peut actuellement pas être exclu et s’il est identifié, il faudra également juger de son importance éventuelle pour l’aspirine en fonction du tabagisme.

 

Conclusion de Minerva

Cette synthèse de la littérature montre, sur base de données limitées, que l’efficacité du clopidogrel en prévention d’incidents cardiovasculaires (décès, infarctus du myocarde, AVC) est moins importante chez les non fumeurs que chez les fumeurs, avec un risque hémorragique accru chez les fumeurs. Il semble en être de même au point de vue efficacité pour le prasugrel et le ticagrélor.

 

Pour la pratique

L’arrêt du tabac est une mesure primordiale en prévention cardiovasculaire (5). Les antiagrégants plaquettaires sont également recommandés dans des situations précises. L’importance du tabagisme sur une modulation de l’effet préventif cardiovasculaire du clopidogrel, du prasugrel et du ticagrélor est mal évaluée mais une moindre efficacité est probable chez les non fumeurs. Par contre le risque hémorragique semble accru pour le clopidogrel chez les fumeurs. De telles modifications de risque en lien avec le tabagisme ne sont pas décrites avec l’aspirine qui reste, dans la majorité des cas, le traitement de premier choix quand un antiagrégant plaquettaire est indiqué.

 

 

 

Références

  1. Berger JS, Bhatt DL, Steinhubl SR, et al; CHARISMA Investigators. Smoking, clopidogrel, and mortality in patients with established cardiovascular disease. Circulation 2009;120:2337-44.
  2. Bhatt DL, Fox KA, Hacke W, et al; CHARISMA investigators. Clopidogrel and aspirin versus aspirin alone for the prevention of atherothrombotic events. N Engl J Med 2006;354:1706-17.
  3. Chevalier P. Pas d’intérêt de rajouter du clopidogrel à l’aspirine en prévention cardiovasculaire ? MinervaF 2006;5(6):88-91.
  4. Zhao ZG, Chen M, Peng Y, et al. The impact of smoking on clinical efficacy and pharmacodynamic effects of clopidogrel: a systematic review and meta-analysis. Heart 2014;100:192-9.
  5. Boland B, Christiaens T, Goderis G, et al. Aanbeveling voor goede medische praktijkvoering. Globaal cardiovasculair risicobeheer. Huisarts Nu 2007;36:339-69.

 

 

Remerciements au Prof. émérite Marc Bogaert pour son avis concernant l’aspirine

 

 

Tabagisme et efficacité des nouveaux antiagrégants plaquettaires



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