Revue d'Evidence-Based Medicine
Déléguer une partie du suivi des malades chroniques aux infirmiers ?
Contexte
La charge de travail associée à la prise en charge des maladies chroniques va croissante (1), et probablement de manière la plus flagrante en première ligne de soins. Pour certaines de ces affections (diabète, hypertension artérielle et hypercholestérolémie) des guides de pratique clinique assez détaillés existent. Par ailleurs, pour diverses raisons, les pratiques de groupe et les prises en charge multidisciplinaires sont actuellement mises en avant. Il existe déjà des preuves solides de la capacité des infirmières à prodiguer de l'éducation à la santé (2). Dans ce contexte, étudier certains aspects d'une redistribution des tâches entre médecins et infirmiers était intéressant.
Résumé
Méthodologie
Synthèse méthodique avec méta-analyses
Sources consultées
- MEDLINE, Cochrane Central Register of Controlled Trials, EMBASE et CINAHL de janvier 1980 à janvier 2014 ; ClinicalTrials.gov pour les études non publiées ; liste bibliographique des articles pertinents ; restriction à l'anglais.
Etudes sélectionnées
- critère d'inclusion : comparaison entre des protocoles écrits, gérés par des infirmiers versus soins courants chez des adultes souffrant d'affections chroniques (diabète, hypertension artérielle et hypercholestérolémie). Etudes contrôlées randomisées ou quasi randomisées, publiées dans des peer-reviews
- critère d'exclusion : patients hospitalisés
- parmi les 2954 études identifiées, 18 ont été incluses (16 RCTs et 2 quasi RCTs) aux USA (N=7) et en Europe de l'Ouest (N=11), dont 15 pour des patients diabétiques. Toutes avec des infirmières qualifiées (« registered nurses » américaines ou équivalent), et spécialisées dans un domaine de soins (N=3) et/ou ayant reçu une formation spécifique dans le domaine de l'intervention (N=10), se basant sur des protocoles écrits leur permettant de modifier les dosages de médicaments, et consistant également en de l'éducation à la santé.
Population étudiée
- 23 004 patients inclus au total, dont la majorité (N=15) en ambulatoire mais consultant à l'hôpital ; âge moyen de 58,3 ans (ET de 37,2 à 72,1 ans), et 47% de femmes
- suivi d'une durée de 6 à 12 mois.
Mesure des résultats
- critères de jugement primaires des méta-analyses:
- taux d'hémoglobine glycosylée (alias glyquée) chez les diabétiques
- pression artérielle chez les hypertendus
- taux de cholestérol si hypercholestérolémie
- si méta-analyse impossible : évaluation qualitative des études:
- adhésion thérapeutique des patients aux traitements
- adhésion des infirmières aux protocoles
- effets indésirables de l'intervention
- effet sur l'utilisation des ressources du système de soins
- méta-analyses avec calcul des différences moyennes et des différences moyennes pondérées (DMP) pour les 3 premiers critères et discussion qualitative pour les autres
- hétérogénéité avec le Cochrane Q, I2 et analyses en sous-groupes.
Résultats
- pour les méta-analyses : intervention basée sur des protocoles infirmiers versus soins courants:
- hémoglobine glyquée (N= 8, n= 2 663) : diminution de l'Hb glyquée de 0,4% (avec IC à 95% de 0,1% à 0,7%) ; Q = 23,19 et I2 = 70%)
- pression artérielle (N=13, n= 10 362) : diminution de la pression systolique de 3,68 mm Hg (avec IC à 95% de 1,05 à 6,31 mm Hg) et de la pression diastolique de 1,56 mm Hg (avec IC à 95% de 0,36 à 2,76 mm Hg) ; I2 > 70%
- cholestérolémie (N=9, n=3 994) : diminution du cholestérol total de 9,37 mg/dl (avec IC à 95% de - 20,77 à + 2,02 mg/dl)
- pour les discussions qualitatives :
- adhésion thérapeutique des patients aux traitements médicamenteux (N=4) : tendance globale faiblement en faveur de l'intervention basée sur des protocoles gérés par les infirmiers
- adhésion des infirmières aux protocoles (N=2) : tendance dans l'intervention basée sur des protocoles gérés par infirmiers à initier le traitement ou à augmenter les doses plus souvent
- effets indésirables de l'intervention (N=1, suivi du diabète) : incidence des hypoglycémies sévères comparable dans les 2 groupes
- effet sur l'utilisation des ressources du système de soins (N=3): coûts salariaux totaux et coûts des médicaments plus faibles dans le groupe intervention dans 1 étude ; coûts hospitaliers plus faibles dans le groupe intervention (2 études).
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent qu'une approche en équipe, utilisant des protocoles gérés par des infirmiers, pourrait avoir des effets positifs sur le suivi de patients adultes atteints d'affections chroniques comme le diabète, l'hypertension artérielle ou l'hyperlipidémie.
Financement
U.S. Department of Veterans Affairs, qui n'est pas intervenu dans la conduite ou la phase de publication de l'étude.
Conflits d'intérêt
Un seul des auteurs déclare avoir été rétribué par le « U.S. Department of Veterans Affairs » durant l'étude ; les autres déclarent n'avoir aucun conflit d'intérêt.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Les auteurs ont suivi un protocole d'étude consultable et valide (3). La sélection des études a été faite par 2 chercheurs et un 3ème chercheur a été consulté en cas de discordance. L'extraction et l'analyse de la qualité des études ont été réalisées par 1 chercheur et vérifiées par le second. Un biais de publication a été recherché par funnel plot (quand > 10 études par analyse étaient disponibles) et également par la consultation de ClinicalTrials.gov. L'évaluation de la qualité des études incluses a mis en évidence que seules 4 d'entre elles présentaient un risque faible de biais, 12 un risque modéré et 2 un risque important (e.a. par randomisation inadéquate). L'hétérogénéité était globalement forte. De manière intéressante, les auteurs ne se sont pas cantonnés à l'analyse des critères d'évaluation se prêtant à une méta-analyse mais ont également discuté les autres de manière plus empirique.
Mise en perspective des résultats
La question du partage des tâches entre différents professionnels de la santé a été étudiée dans d'autres pays (4). Cet article a le mérite d'apporter quelques éléments scientifiques pour peut-être nourrir le débat en Belgique. Il faut néanmoins intégrer ces éléments avec prudence. Ce type d'intervention est complexe. Dès lors, quelle importance relative accorder aux différents aspects qui la composent ? Quel élément est-il constitutif de la plus-value observée ? Est-ce l'aspect « introduction d'un protocole », l'aspect « éducation à la santé » qui y était associé ou l'aspect « infirmier en tant que tel » dans la spécificité de leur approche métier ? Les interventions et les « soins courants » auxquels ils étaient comparés étaient d'ailleurs trop peu décrits. De plus, les résultats pourraient être très « contexte-dépendant ». Notons à ce propos que la majorité des patients inclus étaient bien ambulatoires mais consultaient à l'hôpital et que des freins spécifiques à notre contexte pourraient en compliquer la mise en œuvre (acceptabilité pour le patient et responsabilités légales entre autres).
Les critères d'évaluation étaient ici principalement des critères intermédiaires. Il serait intéressant d'évaluer ces interventions en termes de bénéfice cliniquement pertinent et/ou de « gain d'organisation » (temps et coût global du travail).
L'ampleur d'effet évaluée doit être qualifiée d'assez faible (voir résultats). Les résultats laissent cependant penser qu'une prise en charge d'affections chroniques non compliquées par les services infirmiers est au moins aussi efficace que des soins habituels, ce qui peut ouvrir des perspectives en termes de réorganisation structurelle des soins. Cette impression est renforcée par d'autres études publiées sur le sujet montrant une tendance similaire en termes de résultats. Ainsi, une synthèse méthodique publiée en 2007 (5) montrait déjà qu'une prise en charge de patients diabétiques par des infirmiers guidés par des protocoles écrits permettait un bon contrôle des paramètres glycémiques et une meilleure autonomie du patient. Une autre synthèse méthodique (6) incluant 31 articles de bonne qualité méthodologique, publiée en 2009, montrait également une ampleur d'effet assez limitée des interventions réalisées par les infirmiers versus prise en charge habituelle des médecins en première ligne de soins, mais mettait également en évidence une meilleure adhésion thérapeutique des patients aux traitements, surtout dans les affections chroniques. Une autre étude publiée en 2011 (7) montrait qu'une prise en charge multidisciplinaire, en Australie, était facilitée par le nombre d'affections chroniques (2 ou plus), le fait de travailler en ville et avec des patientes. Les résultats montraient également une évaluation de la qualité des soins par les patients meilleure en cas de prise en charge multidisciplinaire.
Malgré toutes leurs limites, ces résultats seraient donc à même de lever certains freins et d'encourager à poursuivre des expérimentations.
Conclusion de Minerva
L'introduction de protocoles écrits gérés par un infirmier dans le suivi de certaines affections chroniques en soins ambulatoires améliore légèrement certaines valeurs « biophysiques » (tension artérielle, cholestérolémie et hémoglobine glyquée) versus soins courants.
Pour la pratique
Il n'existe pas à notre connaissance de guide de pratique clinique sur le partage des tâches dans le suivi des affections chroniques et les guides de pratique clinique pour chacune de ces pathologies n'abordent que peu ou pas du tout cet aspect du suivi. Cette analyse encourage le clinicien à s'engager prudemment dans cette direction. Si l'intention première est de proposer une restructuration en première ligne des soins, l'efficience de ces types de prises en charge sera également à démontrer. Les résultats de cette synthèse méthodique ne remettent pas en question la prise en charge actuelle des affections chroniques mais invitent à continuer à explorer les bénéfices d'une prise en charge multidisciplinaire des affections chroniques et à expérimenter dans cette voie.
Références
- Programme pour l'amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes d'affections chroniques. Ministère Santé Publique et des Affaires Sociales.
- Stanley JM. Advanced Practice Nursing: Emphasizing Common Roles. 3rd Edition. Philadelphia: F.A. Davis; 2011.
- Agency for Healthcare Research and Quality. Methods Guide for Effectiveness and Comparative Effectiveness Reviews. Rockville, MD: Agency for Healthcare Research and Quality; 2013. Accessed at www.effectivehealthcare.ahrq.gov/index.cfm/search-for-guides-reviews-and-reports
- Paulus D, Van den Heede K, Mertens R. Organisation des soins pour les malades chroniques en Belgique : développement d'un position paper. Health Services Research (HSR). Bruxelles : Centre Fédéral d'Expertise des Soins de Santé (KCE). 2012. KCE Reports 190B. D/2012/10.273/80.
- Carey N, Courtenay M. A review of the activity and effects of nurse-led care in diabetes. J Clin Nurs 2007;16(11C):296-304.
- Keleher H, Parker R, Abdulwadud O, Francis K. Systematic review of the effectiveness of primary care nursing. Int J Nurs Pract 2009;15:16-24.
- Harris M F Jayasinghe UW, Taggart JR, et al. Multidisciplinary Team Care Arrangements in the management of patients with chronic disease in Australian general practice. Med J Aust 2011;194:236-9.
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Auteurs
Henrard G.
Département de Médecine générale, ULiège
COI :
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