Revue d'Evidence-Based Medicine
Aspirine ou aspirine + anticoagulant en cas d’artérite périphérique ?
Résumé
Contexte
Les personnes souffrant d’une artérite périphérique présentent un risque accru (triplé) de survenue d’un infarctus du myocarde, d’un accident vasculaire cérébral (AVC) ou d’un décès d’origine cardiovasculaire. Les antiagrégants plaquettaires peuvent réduire ce risque (1). Une efficacité des anticoagulants oraux dans cette indication n‘est pas claire, ni l’intérêt d’une association des deux traitements.
Population étudiée
- hommes (74%) et femmes de 35 à 85 ans (âge moyen 64 ans) présentant une artérite périphérique (membres inférieurs (82%) ou carotidienne ou sous-clavière) ; population à risque : 58% d’hypertension artérielle, 27% de diabète, tabagisme fréquent (passé 49%, présent 29%), polymédication (statines 55%, IEC 50%, bêta-bloquants 32%)
- exclusion : indication d’anticoagulation, saignement en cours ou risque élevé de saignement, AVC dans les 6 mois précédents, dialyse requise
- 2 417 patients éligibles pour la période d’inclusion, 2 161 patients randomisés ensuite.
Protocole d'étude
- étude randomisée, multicentrique, internationale, étude ouverte
- période d’inclusion : 2 à 4 semaines de traitement anticoagulant oral + antiagrégant plaquettaire
- randomisation des patients adhérents au traitement, avec INR stabilisé dans les valeurs cibles et sans effets indésirables (saignement)
- intervention : antiagrégant (aspirine, dans > 90% des cas, à la dose de 81 à 325 mg/jour, ticlopidine ou clopidogrel) (n=1 081) versus antiagrégant + anticoagulant oral (warfarine ou acénocoumarol) (n=1 080) avec INR cible 2,0 à 3,0 ; suivi de 2,5 minimum à 3,5 ans maximum (moyenne de 35 mois)
- analyse en intention de traiter et analyses de sensibilité.
Mesure des résultats
- premier critère primaire : infarctus du myocarde (IM), accident vasculaire cérébral (AVC), décès d’origine cardiovasculaire (décès CV)
- deuxième critère primaire : IM, AVC, ischémie sévère artérielle périphérique ou coronarienne motivant une intervention urgente (ICH), décès CV
- critères secondaires : composants des critères primaires entre autres et saignements à risque vital, modérés et mineurs.
Résultats
- 0,1% de perdus de vue
- arrêts de traitement dans le groupe traitement associé : arrêt du traitement anticoagulant dans 29,5% des cas et de l’antiagrégant dans 4,9% ; dans le groupe antiagrégant seul, 1,9%.
- résultats: voir tableau
Tableau : résultats pour les critères primaires et secondaires en Risque Relatif (RR) avec intervalle de confiance à 95% et valeur p pour le traitement associé versus antiagrégant seul.
Critère |
Traitement associé |
Antiagrégant |
RR (IC à 95%) |
Valeur p |
IM, AVC, décès CV |
12,2% |
13,3% |
0,92 (0,73 à 1,16) |
0,48 |
IM, AVC, ICH, décès CV |
15,9% |
17,4% |
0,91 (0,74 à 1,12) |
0,37 |
Décès CV |
6,1% |
6,0% |
1,04 |
|
Saignement à risque vital |
4% |
1,2% |
3,41 (1,84 à 6,35) |
<0,001 |
Saignement modéré |
2,9% |
1,0% |
2,82 (1,43 à 5,58) |
0,002 |
Saignement mineur |
38,6% |
10,6% |
3,63 (3,01 à 4,38) |
<0,001 |
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que, chez des patients souffrant d’une artérite périphérique, l’ajout d’un traitement anticoagulant à un traitement antiagrégant n’est pas plus efficace que le traitement antiagrégant seul pour la prévention de complications cardiovasculaires majeures, mais est associé à un risque accru de saignements à risque vital.
Financement
Canadian Institutes of Health, Heart and Stroke Foundation of Ontario, Population Health Research Institute, Roche Diagnostics et DuPont Pharma. Les sponsors ne sont intervenus à aucun des stades de l’étude.
Conflits d'intérêt
Aucun.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Le protocole de cette étude randomisée, multicentrique, internationale, est bien établi et respecté. Cette étude est ouverte mais elle bénéficie d’une adjudication centrale des événements, avec des critères précis pour la description de ceux-ci, ce qui améliore la fiabilité de l’étude, pour autant que tous les événements soient communiqués. La puissance estimée dans le protocole d’étude repose sur l’obtention d’une réduction de 25% pour les deux critères primaires, ce qui est étonnant au vu de la revue de la littérature faite par les auteurs (voir paragraphe autres études). Les auteurs réalisent des analyses de sensibilité montrant une absence de différence pour les résultats suivant l’observance thérapeutique moyenne par centre. Ils notent cependant une hétérogénéité limite pour les résultats (p=0,06) suivant les pays participants. Dans plus de 90% des cas, l’antiagrégant est de l’aspirine.
Population concernée et résultats
La population incluse est à risque cardiovasculaire fort augmenté. Les cotraitements sont également légèrement augmentés en cours d’étude, mais sans différence entre les groupes. Les saignements sont fréquents, malgré l’exclusion initiale des personnes à risque de saignement (AINS au long terme, antécédent de saignement gastro-intestinal, AVC récent) et la sélection effectuée au terme de la période d’inclusion (randomisation possible uniquement en cas d’atteinte des valeurs cibles d’INR, d’absence de saignement et de bonne observance). L’INR reste pourtant dans les valeurs cibles dans 62,8% du temps d’étude ; il n’est < 2,0 que pendant 30,8% du temps. Les auteurs observent également 29,5% d’arrêts des anticoagulants lors de l’étude. La fréquence des hémorragies sévères et d’AVC hémorragique est plus importante (respectivement 5,5 sur 100 et 0,51 sur 100 années-patients) que celle observée dans des études incluant des personnes avec ischémie coronarienne (0,57 sur 100 et 0,12 sur 100 années-patients) (2).
Autres études
Un traitement anticoagulant avec ou sans antiagrégant peut réduire la fréquence d’événements cardiovasculaires majeurs chez des patients avec ischémie coronarienne et l’association d’une anticoagulation orale avec de l’aspirine peut être utile, en alternative à l’aspirine seule, en cas de syndrome coronarien aigu si l’INR cible 2-3 est respecté (3). C’est sur cette base que les auteurs de cette étude ont décidé de leur protocole, au vu des incertitudes pour un même traitement associé en cas d’artérite périphérique. Une seule autre étude significative (4) a évalué l’efficacité relative d’une association de warfarine (INR cible 1,4 à 2,8) en association avec de l’aspirine versus aspirine seule (325 mg/jour) dans une population de 831 patients avec pontage artériel périphérique (membre inférieur). Elle montre une augmentation des décès et des hémorragies majeures en cas de traitement associé versus aspirine seule.
Une méta-analyse de neuf études évaluant les traitements anticoagulants oraux en cas d’artérite périphérique (4889 patients) (5), réalisée par les auteurs de l’étude ici analysée montre une réduction de la mortalité et des occlusions des greffons mais une augmentation des saignements majeurs versus absence de traitement. Pour un traitement anticoagulant oral versus aspirine : mortalité non réduite (OR 1,04 ; IC à 95% de 0,55 à 1,29), pas de différence pour l’occlusion du greffon (OR 0,91 ; IC à 95% de 0,77 à 1,06) mais davantage de saignements majeurs (OR 1,96 ; IC à 95% de 1,43 à 2,69). En comparaison avec l’aspirine seule, l’association d’un anticoagulant avec l’aspirine : augmente la mortalité (OR 1,57 ; IC à 95% de 1,16 à 2,12), ne donne pas de différence significative pour l’occlusion du greffon (OR 0,84 ; IC à 95% de 0,62 à 1,12) et augmente le risque de saignement majeur (OR 2,13 ; IC à 95% de 1,27 à 3,57). Il est étonnant que sur base de cette méta-analyse, les auteurs aient construit un protocole d’étude dans lequel ils estimaient obtenir une puissance suffisante pour montrer un bénéfice important (voir plus haut).
Pour la pratique
Dans leur discussion, les auteurs mentionnent que pour 1 000 patients traités par l’association plutôt que par l’antiagrégant seul durant 3 ans, 24 événements cardiovasculaires seraient épargnés, mais effectuer un tel calcul pour un résultat statistiquement non significatif n’est pas correct (le nombre pourrait être beaucoup plus élevé). Ils calculent aussi 28 épisodes de saignement à risque vital en plus (résultat statistiquement significatif) avec l’association. C’est donc le risque de saignement lié à cette association anticoagulant + aspirine qui annihile un bénéfice clinique possible.
Conclusion
Cette étude randomisée, ouverte, ne montre pas de bénéfice significatif en matière de prévention d’événements cardiovasculaires lors de l’administration d’une association d’aspirine et d’anticoagulant plutôt que d’aspirine seule, à des patients présentant une artérite périphérique (des membres inférieurs surtout ou des carotides). Cette association augmente par contre significativement le risque hémorragique. Le traitement à recommander reste donc l’aspirine seule.
Références
- Antithrombotic Trialists' Collaboration. Collaborative meta-analysis of randomised trials of antiplatelet therapy for prevention of death, myocardial infarction, and stroke, in high risk patients. BMJ 2002;324:71-86.
- Hurlen M, Abdelnoor M, Smith P, et al. Warfarin, aspirin, or both after myocardial infarction. N Engl J Med 2002;347:969-74.
- Andreotti F, Testa L, Biondi-Zoccai GG, Crea F. Aspirin plus warfarin compared to aspirin alone after acute coronary syndromes: an updated and comprehensive meta-analysis of 25,307 patients. Eur Heart J 2006;27:519-26.
- Johnson WC, Williford WO; Department of Veterans Affairs Cooperative Study #362. Benefits, morbidity, and mortality associated with long-term administration of oral anticoagulant therapy to patients with peripheral arterial bypass procedures: a prospective randomized study. J Vasc Surg 2002;35:413-21.
- WAVE Investigators. The effects of oral anticoagulants in patients with peripheral arterial disease: rationale, design, and baseline characteristics of the Warfarin and Antiplatelet Vascular Evaluation (WAVE) trial, including a meta-analysis of trials. Am Heart J 2006;151:1-9.
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