Revue d'Evidence-Based Medicine



ISRS et suicide



Minerva 2006 Volume 5 Numéro 2 Page 18 - 21

Professions de santé


Analyse de
1. Fergusson D, Doucette S, Glass KC et al. Association between suicide attempts and selective serotonin reuptake inhibitors: systematic review of randomised controlled trials. BMJ 2005;330:396-402. 2. Gunnell D, Saperia J, Ashby D. Selective serotonin reuptake inhibitors (SSRIs) and suicide in adults: meta-analysis of drug company data from placebo controlled, randomised controlled trials submitted to the MHRA's safety review. BMJ 2005;330:385-90.


Question clinique
1. Existe-t-il une relation entre l’usage des ISRS et les tentatives de suicide? 2. Existe-t-il un rapport entre l’utilisation des ISRS et un risque majoré de suicide, d’idées suicidaires et d’automutilation chez les adultes?


Conclusion
Ces deux synthèses méthodiques montrent une possible relation entre le risque majoré de tentative de suicide chez des adultes et un traitement par ISRS pour quelqu’indication que ce soit. Il est donc recommandé de préciser avec soin l’indication de prescription d’un ISRS et de suivre de près les patients traités avec ce médicament.


 

Contexte

Les Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine (ISRS) sont considérés comme efficaces et sûrs dans le traitement de plusieurs affections. Dès 1990, le risque d’une possible association entre l’usage d’ISRS et un taux accru de suicide est mis en question. Depuis lors, une telle association a été montrée dans une synthèse méthodique de RCTs, contrôlées versus placebo, chez des enfants 1. Les RCTs et les synthèses méthodiques chez les adultes arrivent à des conclusions contradictoires et souffrent d’un manque de puissance statistique ou d’autres insuffisances méthodologiques. Deux méta-analyses récentes évaluant ce risque suicidaire chez les adultes, sont analysées ci-dessous.

 

Fergusson D, Doucette S, Glass KC et al. Association between suicide attempts and selective serotonin reuptake inhibitors: systematic review of randomised controlled trials. BMJ 2005;330:396-402.

Résumé

Question clinique

Existe-t-il une relation entre l’usage des ISRS et les tentatives de suicide?

Méthode

Synthèse méthodique et méta-analyse.

Sources consultées 

Medline (jusqu’en 2003), Cochrane Collaboration Register of Controlled Trials (jusqu’en 2004) et les listes de références de trois synthèses méthodiques.

Etudes sélectionnées

Toutes les études cliniques randomisées qui comparent un ISRS avec un placebo ou une molécule de contrôle active (non ISRS), quelle que soit l’indication, sont sélectionnées. Les résumés, les études avec permutation et les études d’une durée inférieure à une semaine sont exclus. Un total de 702 études est sélectionné, dont 411 comparent des ISRS avec un placebo, 220 avec des tricycliques et 159 avec d’autres traitements. 62,3% des études incluent moins de cent patients, seuls 7% ont un suivi de plus de six mois et parmi les 493 études qui mentionnent les sorties d’étude, 46% de celles-ci rapportent 25% de sorties d’étude.

Population étudiée 

Cinquante neuf pourcents des études concernent des patients présentant un diagnostic autre que celui de dépression majeure. Dans 68% des études, les femmes représentent plus de la moitié des participants et 91% des participants ont moins de 60 ans.

Mesure des résultats

Le critère de jugement primaire est la survenue d’une tentative de suicide réussie ou non. Pour obtenir ce résultat, les auteurs ont comparé des ISRS avec un placebo, avec des antidépresseurs tricycliques (ATC) ou avec d’autres médicaments actifs repris dans trois méta-analyses. Le rapport de cotes (OR) a été calculé avec le modèle d'effets fixes.

 

Résultats

Les données concernant le nombre de tentatives de suicide sont disponibles pour 36 445 patients au départ de 345 études. Un total de 143 tentatives de suicide est enregistré. Les patients traités par ISRS ont un risque significativement plus élevé de tentatives de suicide comparés aux patients qui prennent un placebo: OR 2,28 (IC à 95% de 1,14 à 4,55) avec un NNN de 648. Pas de différence entre les deux groupes quant au nombre de tentatives réussies (OR 0,95; IC à 95% de 0,24 à 3,78). En comparaison avec les autres traitements (non ATC), les ISRS montrent un risque majoré de tentatives de suicide (OR 1,94; IC à 95% de 1,06 à 3,57; NNN 239). Pas de différence entre ces deux groupes pour les tentatives de suicide réussies (OR 0,59; IC à 95% de 0,16 à 2,24). Lorsque les ISRS sont comparés avec les ATC, aucune différence n’est observée quant au nombre de tentatives de suicide (OR 0,88; IC à 95% de 0,54 à 1,42). Une différence existe cependant en termes de tentatives de suicide réussies (OR 7,27; IC à 95% de 1,26 à 42,03) (le BMJ du 19 mars 2005 publie une correction pour ces chiffres (différence entre ISRS et ATC pour les suicides): OR 1,08 (IC à 95% de 0,28 à 4,09)).

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que cette synthèse méthodique montre un rapport entre l’usage des ISRS et les tentatives de suicide. Les études publiées ont cependant des faiblesses méthodologiques importantes. Un meilleur enregistrement de tous les événements permettrait une meilleure évaluation du risque suicidaire. 

Financement

Canadian Institutes of Health Research.

 

Conflits d’intérêt

DH mentionne être consultant auprès d’un grand nombre de firmes qui produisent des ISRS et avoir été expert pour la partie plaignante dans huit affaires judiciaires concernant des ISRS.

 

Gunnell D, Saperia J, Ashby D. Selective serotonin reuptake inhibitors (SSRIs) and suicide in adults: meta-analysis of drug company data from placebo controlled, randomised controlled trials submitted to the MHRA's safety review. BMJ 2005;330:385-90.

 

Résumé

Question clinique

Existe-t-il un rapport entre l’utilisation des ISRS et un risque majoré de suicide, d’idées suicidaires et d’automutilation chez les adultes?

Méthode

Synthèse méthodique et méta-analyse.

 

Sources consultées 

La source de cette synthèse est la revue des données de l’inspection pharmaceutique britannique (MHRA) concernant la sécurité des ISRS chez les adultes, qui reprend les résultats d’études concernant les ISRS, fournis par les firmes pharmaceutiques.

Etudes sélectionnées

Toutes les études cliniques randomisées qui comparent un ISRS avec un placebo, pour quelqu’affection que ce soit, sont incluses. Des données de 477 RCTs sont incluses.

Population étudiée 

Plus de 40 000 patients sont inclus, mais les données individuelles des patients ne sont pas rapportées.

 

Mesure des résultats

Les critères de jugement primaires sont: suicide, idées suicidaires et automutilation. L’analyse est faite à l’aide du modèle d'effets aléatoires.

Résultats

Un total de 16 suicides, de 172 épisodes d’automutilation et de 177 épisodes avec idées suicidaires est rapporté. La prise d’ISRS n’occasionne pas de risque significativement majoré de suicide (OR 0,85; IC à 95% de 0,20 à 3,40), d'automutilation (OR 1,57; IC à 95% de 0,99 à 2,55) et d'idées suicidaires (OR 0,77; IC à 95% de 0,37 à 1,55). Peu d’épisodes d’automutilation ou d’idées suicidaires ont été rapportés par rapport au nombre de suicides réussis.      

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent qu’un risque majoré de suicide et d’automutilation avec les ISRS versus placebo ne peut être exclu. Des études plus importantes, avec des suivis plus longs, sont nécessaires pour déterminer exactement le rapport entre les risques et les bénéfices des ISRS dans le traitement de la dépression. Les prescripteurs doivent informer leurs patients du risque de développer un comportement suicidaire lors de la prise d’ISRS et ils sont tenus de les suivre de près dans les premières phases du traitement.

Financement

Aucun.

Conflits d’intérêt

Deux auteurs font partie d’un groupe de travail d’experts indépendants du MHRA concernant la sécurité des ISRS et ont reçu, dans ce cadre, des honoraires et des indemnités financières. DA a reçu des honoraires pour une intervention concernant les effets médicamenteux indésirables associés au SIDA lors d’une réunion scientifique sponsorisée. Le troisième auteur ne mentionne pas de conflits d’intérêt.   

 

Discussion

Considérations sur la méthodologie

Au départ de sources différentes (RCTs publiées uniquement, ou RCTs publiées et non publiées fournies par les firmes pharmaceutiques), ces deux études arrivent finalement à des conclusions similaires. Il est important de souligner les limites des deux études. Elles sont basées sur des RCTs qui évaluent des populations sélectionnées de patients (parfois avec exclusion des patients aux idées suicidaires aiguës), pour toutes sortes d’indications (pas uniquement une dépression), souvent pour des périodes de suivi limité, et non conçues pour évaluer le risque suicidaire. Le rapport de ce «critère d’évaluation négatif» est souvent suboptimal et, de par sa rareté, un ou plusieurs incidents non rapportés auraient pu modifier de façon radicale les résultats de ces synthèses. Ces études diffèrent aussi quant à l’influence que l’industrie a exercée sur elles. Près de 60% des patients dont Fergusson et coll. mentionnent les résultats, sont évalués dans des études sponsorisées par l’industrie. Les données présentées par Gunnell et coll. sont entièrement fournies par l’industrie. Dans l’étude de Fergusson, le nombre de cas des critères d’évaluation négatifs ne diffère cependant pas entre les études sponsorisées et les études non sponsorisées. Il n’y a pas non plus de différence entre les deux études en ce qui concerne le nombre de cas de tentatives de suicide (réussies ou non). Tous les auteurs mentionnent leur éventuel lien avec l’industrie. Un incident notoire n’est cependant pas mentionné dans la première étude: Healy a été privé d’une nomination académique suite aux pressions de l’industrie, pour avoir émis des remarques critiques sur le rôle de celle-ci dans le fait de ne pas mentionner un rôle possible des ISRS sur le risque suicidaire. Une traduction en justice s’en est suivie, qui, dans la plus pure tradition anglo-saxonne, se solda par un arrangement financier 2.

(Tentatives de) suicide non diminué(es) malgré les antidépresseurs

La dépression est une des causes principales de dysfonctionnement/handicap dans le monde, avec un impact important sur la qualité de la vie des patients et de leur entourage, un coût économique élevé du fait du traitement et de la productivité perdue. De nombreux patients dépressifs connaissent des idées suicidaires et tentent de se suicider, de façon réussie ou non. La plupart des guides de pratique pour le traitement de la dépression modérée à sévère recommandent les antidépresseurs en premier choix pour les troubles dépressifs majeurs 3. Aucune différence d’efficacité n’est montrée entre les différents groupes d’antidépresseurs. Néanmoins, les ISRS sont les plus prescrits, probablement parce qu’ils sont mieux tolérés et sont moins toxiques en cas de surdosage. Entre 1992 et 2002, la vente d’antidépresseurs a plus que doublé en Belgique (facteur 2,3). Leur prescription auprès des jeunes entre 12 et 19 ans a atteint en 2002 le chiffre de 23 837. Aux Pays-Bas, l’utilisation des ISRS a crû de façon exponentielle depuis leur introduction en 1989: une croissance moyenne de 50% jusqu’en 1994 et en moyenne encore de 25% sur les cinq années suivantes, sans diminution des prescriptions d’antidépresseurs classiques. Aux Etats-Unis, le nombre d’utilisateurs d’antidépresseurs a doublé entre 1987 et 1997, et en 2002, un américain sur huit avait déjà pris un antidépresseur au cours de sa vie 4. Malgré cet usage à grande échelle des antidépresseurs, la fréquence globale de suicides n’a pas diminué. Des analyses faites au départ d’une recherche randomisée de données de la «USA Food and Drug Administration» concernant près de 20 000 patients5 et au départ de la Nederlandse Geneesmiddelen Registratie Commissie concernant près de 12 000 patients 6, montrent des chiffres annuels de suicides et de tentatives de suicide qui ne sont pas inférieurs dans le groupe qui reçoit une médication active à ceux observés dans le groupe placebo 7.     

Risque suicidaire chez les enfants et les adolescents

En 2003, l’inspection pharmaceutique britannique a publié une mise en garde concernant la prescription de paroxétine chez les enfants et les adolescents, en raison d'études ayant montré qu’un comportement suicidaire survenait 1,5 à 3,2 fois plus fréquemment dans cette population lors d’un traitement avec la paroxétine, en comparaison avec un placebo 8. Cette mise en garde a été reprise ultérieurement dans plusieurs pays. Une agitation nettement plus vive a vu le jour suite à une «fuite» concernant un document interne de la firme productrice: selon ce document, celle-ci avait retenu des informations importantes lors de l’enregistrement de la paroxétine. Ce document recommandait d’utiliser avec circonspection les informations issues de deux études datant de 1998, études ne montrant pas d’effet favorable de la paroxétine chez des adolescents, et ceci afin de ne pas nuire à l’image de marque de la médication. L’histoire de la recherche concernant les ISRS dans la dépression chez les enfants a été taxée dans un éditorial de «confusion, manipulation et échec institutionnel» 9.

C’est dans ce contexte que ces deux synthèses sur les ISRS chez des adultes doivent être lues: existe-t-il un risque augmenté de tentative de suicide (réussie ou non) lors de l’usage de ISRS chez les adultes?    

Confirmation dans une étude d’observation

Uneétude cas-témoins sur un échantillon, les cas et les témoins sont recrutés dans la population d’une étude de cohorte. Dans le déroulement de l’étude, quand suffisamment de cas de maladies sont identifiés, des personnes non atteintes de cette maladie sont recherchées au sein de la même cohorte. Etant donné la connaissance de certaines données des cas et des témoins (récolte des données d’une étude de cohorte), l’effet de certaines variables de confusion possibles peut donc être contrôlé dans ce type de protocole."> étude cas-témoin sur un échantillon publiée à la même époque que les deux recherches analysées ici, tente également de répondre à la question du risque de tentative de suicide à l'occasion d'un traitement antidépresseur 10. Le risque de tentative de suicide réussie ou non est évalué chez des patients présentant un nouveau diagnostic de dépression et recevant soit un ISRS, soit un ATC. Aucune différence n’est observée pour les adultes, mais, chez les patients de moins de 18 ans, il y aurait une faible indication de risque majoré d’automutilation non fatale pour ceux qui reçoivent des ISRS. Cette étude présente d’autres limites que les précédentes, principalement de par l’absence de randomisation. Il est probable que les médecins aient prescrit, par exemple, sur base d’une plus grande sécurité lors de surdosage, préférentiellement des ISRS chez des patients avec un risque élevé de suicide. Même si cette hypothèse est statistiquement contrôlée, l’influence d’autres facteurs confondants ne peut être exclue. La juxtaposition de constatations en provenance de recherches expérimentales et d’observation, de méthodologie différente, permet de mieux asseoir les bases scientifiques en vue d’évaluer les effets indésirables d’un traitement.

Dans la pratique

Une explication de la relation possible entre ISRS et risque suicidaire se trouve probablement soit dans l’effet (moteur) dynamisant à un moment où l’amélioration de l’humeur n’est pas encore manifeste, soit dans cette agitation, qui, principalement en début de traitement, peut aggraver les idées suicidaires et entraîner des tentatives de suicide. En début de traitement avec un ISRS pour quelqu’indication que ce soit, un suivi intensif avec consultations fréquentes et collaboration de l’entourage ou d’autres sources de soins doit donc être prévu. Des doutes récents sur la validité des études évaluant l’efficacité des antidépresseurs (tant les ISRS que les ATC) soulignent la nécessité de bien préciser leur indication 11,12. En premier lieu, des interventions psychosociales, à efficacité basée sur des preuves, doivent être envisagées, en tenant compte des préférences du patient.

 

Conclusion

Ces deux synthèses méthodiques montrent une possible relation entre le risque majoré de tentative de suicide chez des adultes et un traitement par ISRS pour quelqu’indication que ce soit. Il est donc recommandé de préciser avec soin l’indication de prescription d’un ISRS et de suivre de près les patients traités avec ce médicament.

 

Références

  1. Whittington CJ, Kendall T, Fonagy P et al. Selective serotonin reuptake inhibitors in childhood depression: systematic review of published versus unpublished data. Lancet 2004;363:1341-5.
  2. http://www.pharmapolitics.com/
  3. Van Marwijk HWJ, Grundmeijer HGLM, Bijl D et al. NHG-Standaard Depressieve stoornis. Huisarts Wet 2003;46:614-23.
  4. Vandereycken W. Over bittere en vergulde pillen: psychiatrie in het licht (of de schaduw) van de farmaceutische industrie. Tijdschrift voor Psychiatrie (in press).
  5. Khan A, Warner HA, Brown WA. Symptom reduction and suicide risk in patients treated with placebo in antidepressant clinical trials: an analysis of the Food and Drug Administration database. Arch Gen Psychiatry 2000;57:311-7.
  6. Storosum JG, van Zwieten BJ, van den Brink W et al. Suicide risk in placebo-controlled studies of major depression. Am J Psychiatry 2001;158:1271-5.
  7. Gibbons RD, Hur K, Bhaumik DK, Mann JJ. The relationship between antidepressant medication use and rate of suicide. Arch Gen Psychiatry 2005;62:165-72.
  8. http://www.mhra.gov.uk/home/
  9. Depressing research. Editorial. Lancet 2004;363:1335.
  10. Martinez C, Rietbrock S, Wise L et al. Antidepressant treatment and the risk of fatal and non-fatal self harm in first episode depression: nested case-control study. BMJ 2005; 330:389-96.
  11. Moncrieff J, Kirsch I. Efficacy of antidepressants in adults. BMJ 2005;331:155-7.
  12. Moncrieff J. Selective serotonin reuptake inhibitors: evidence base for older antidepressants is shaky too. BMJ 2005;330:420.

 

Noms de marque

Paroxétine: Aropax®, Merck-paroxetine®, Paroxetine Bexal®, Paroxetine EG®, Paroxetine-Ratiopharm®, Paroxetine Sandoz®, Seroxat®.

ISRS et suicide



Ajoutez un commentaire

Commentaires