Revue d'Evidence-Based Medicine



Prévention de la récidive thrombo-embolique chez le patient cancéreux



Minerva 2005 Volume 4 Numéro 4 Page 63 - 65

Professions de santé


Analyse de
Lee AYY, Levine MN, Baker RI et al. Low-molecular-weight heparin versus a coumarin for the prevention of recurrent venous thromboembolism in patients with cancer. N Engl J Med 2003;349:146-53.


Question clinique
Les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) sont-elles cliniquement plus efficaces et plus sûres que les anticoagulants oraux dans la prévention de la récidive thromboembolique veineuse (TEV) chez le patient cancéreux?


Conclusion
Cette étude montre qu’en prévention secondaire de la thrombo-embolie veineuse chez des patients cancéreux qui en ont présenté récemment une, les héparines à bas poids moléculaires sont plus efficaces et aussi sûres que les anticoagulants oraux.


 

Résumé

Contexte

Les patients cancéreux sous traitement anticoagulant oral présentent un risque élevé de récidive thrombo-embolique et de saignements. Une instabilité des valeurs d’INR liée à des interactions médicamenteuses, une sous-alimentation, des vomissements et des perturbations hépatiques, à une interruption du traitement en raison d’interventions invasives et de thrombocytopénies et également des problèmes de monitoring d’INR concourent à cet état de fait. Les HBPM qui peuvent être administrées par voie souscutanée et ne demandent pas de monitoring INR strict, pourraient s’avérer plus efficaces et plus sûres dans la prévention de la récidive thrombo-embolique chez le patient cancéreux.

Population étudiée

Au sein de 58 centres cliniques, répartis sur huit pays, 1 303 patients cancéreux adultes sont recrutés. Ils présentent un diagnostic récent de thrombose veineuse profonde (TVP) proximale symptomatique et/ou d’embolie pulmonaire. Les critères d’exclusion sont entre autres: poids corporel ≤ 40 kg, score ECOG de 3 ou 4, traitement en cours avec de l’héparine ou avec un anticoagulant oral, mobilité réduite.Finalement, 676 patients d’une moyenne d’âge de 62 à 63 ans sont inclus.Près de 90% des patients présentent une tumeur solide, 67% une maladie métastatique et 11% des antécédents thrombo-emboliques.

Protocole de l’étude

Dans cette étude clinique multicentrique, randomisée, ouverte, d’une durée de six mois, les patients ont été répartis entre un groupe qui reçoit une dose journalière de daltéparine (200 IE/kg le premier mois et ensuite 150 IE/kg) injectée en sous-cutané (n=338) et un groupe qui reçoit un anticoagulant oral (warfarine ou acénocoumarol) avec comme objectif un INR situé entre 2 et 3 (n=338). Les patients ont été suivis à intervalles réguliers par téléphone et en polyclinique.

Mesure des résultats

Le critère de jugement primaire est une thrombose veineuse profonde (TVP) et/ou une embolie pulmonaire documentée(s) par un examen objectif.Les critères de jugement secondaires sont les saignements, les saignements majeurs (saignement fatal, saignement nécessitant une transfusion, hémorragie cérébrale, hémorragie rétropéritonéale et hémorragie péricardiaque) et décès. Les résultats sont analysés en intention de traiter.

Résultats

Après six mois, 27 des 336 patients du groupe daltéparine et 53 des 336 patients du groupe anticoagulant oral présentent une TVP symptomatique et/ou une embolie pulmonaire: rapport de hasards désigne le risque relatif de survenue d’un résultat dans une analyse réalisée à l’aide du modèle de régression de Cox. Il s’agit d’un risque relatif « instantané » tenant compte de la durée de présence dans l’étude.">rapport de hasard de 0,48 (IC à 95% de 0,30 à 0,70; p=0,02) en faveur du groupe daltéparine.Vingt cas de TVP du groupe anticoagulant oral sont survenus avec un INR < 2. Des saignements majeurs sont survenus chez dix-neuf patients (6%) dans le groupe daltéparine et douze (4%) dans le groupe anticoagulant oral (p=0,27). Dans chaque groupe, 14% et 19% des patients respectivement ont présenté un saignement (p=0,09). Six patients ayant fait une hémorragie majeure dans le groupe anticoagulant oral, présentent un INR > 3. Durant les six mois de durée de l’étude, 130 patients (39%) du groupe daltéparine et 136 patients (41%) du groupe anticoagulant oral sont décédés (p=0,53). Nonante pour cent des décès étaient attribuables à la progression du cancer.

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que, chez les patients qui ont présenté récemment une thrombo-embolie, la daltéparine est plus efficace que les anticoagulants oraux, en prévention d’une récidive thrombo-embolique, sans accroissement du risque de saignements.

Financement

L’étude est financée par Pharmacia qui a également fourni les médicaments évalués.

Conflits d’intérêt

Le comité d’accompagnement qui a supervisé le protocole de l’étude, l’analyse statistique, l’interprétation des résultats et la publication est constitué de sept membres académiques et d’un représentant de Pharmacia.

Discussion

Cette étude nous aide à répondre à trois questions.Tout d’abord, la prévalence de la thrombo-embolie (TEV) et des récidives de TEV chez des patients cancéreux, est-elle d’une telle importance qu’elle constitue un problème de santé publique? Si oui, quel gain peut-on attendre de la prévention? En troisième lieu, quelle prévention est la plus efficace?

La thrombo-embolie est-elle un problème chez le patient cancéreux?

La prévalence de la thrombo-embolie veineuse est de 10- 15% chez des patients présentant un cancer tous types confondus. L’incidence est la plus élevée pour le cancer du poumon et du pancréas (respectivement 27 et 28 %) 1. Dans certains cas, la TEV est la première manifestation du cancer qui peut n’apparaître qu’après plusieurs mois voire années. Les thrombo-embolies veineuses récidivantes surviennent chez 17% des patients. Cette incidence plus fréquente chez des patients cancéreux est multifactorielle. Des modifications cellulaires et certaines composantes des cellules malignes ont un effet thrombogène. Certaines thérapies anti-tumorales agressives sont également thrombogènes, notamment par leur action délétère sur l’endothélium des vaisseaux sanguins. Les cathéters veineux centraux constituent également une source de thrombose et d’embolie, tant par leur surface thrombogène que par le risque d’infections à germes gram-négatifs induit. La forte prévalence des thrombo-embolies veineuses et des TEV récidivantes motive une attention particulière de notre part.

Bénéfice d’une prévention?

Les thrombo-embolies veineuses et leurs conséquences péjorent la qualité de la vie des patients cancéreux de manière importante et sont souvent une cause d’hospitalisation, qui dure onze jours en moyenne pour cette pathologie 3. Un patient cancéreux présente également deux fois plus de risque de mourir d’une embolie pulmonaire qu’un patient non cancéreux et 60% de ces patients meurent prématurément 4,5. Les chances de survie après un an sont trois fois plus faibles chez un patient cancéreux avec TEV que chez un patient cancéreux sans TEV 6. D’autres données indiquent qu’un traitement anti-thrombotique pourrait avoir une influence positive sur la biologie de la tumeur et sur la longévité 4.

Population spécifique

Cette étude de Lee et coll. évalue quel traitement antithrombotique est le plus efficace dans la prévention secondaire de TEV. Il s’agit d’une étude ouverte, dans 48 centres, comportant un grand groupe de patients présentant un cancer non terminal et principalement non grabataires. La randomisation des groupes a été stratifiée en fonction de l’âge, du sexe, de l’hospitalisation du patient, du cancer, de l’état général du patient (score ECOG) et de l’anamnèse de la thrombose. Les deux groupes étaient comparables. Le protocole d’étude en ouvert est critiquable et ceci est bien reconnu par les auteurs. La difficulté de réaliser une étude en double aveugle chez un grand groupe de patients se repose à chaque fois chez les patients cancéreux. Une optimalisation de la qualité de vie doit rester le choix préférentiel et des études en double aveugle poseraient des problèmes d’éthique médicale. Peu d’études existent concernant le sujet analysé ici.

Une étude de Meyer 6 conclut, contrairement à l’étude ici commentée, que l’utilisation d’HBPM est plus sûre mais pas meilleure que celle de la warfarine. Il s’agit néanmoins, dans l’étude de Meyer,d’un petit groupe de patients (n=146) qui sont traités pendant une courte période (trois mois). L’étude de Lee, par contre, concerne un plus grand nombre de sujets (672) et la durée du traitement est plus longue (115 jours).

Il est à noter que 20 des 53 thrombo-embolies du groupe coumarine surviennent chez des patients qui présentent un INR < 2. Comme pour les autres études avec un anticoagulant oral, l’INR cible se situe entre 2 et 3. Durant 46% de la durée de l’étude, l’INR se situe entre 2 et 3, dans 30% il est inférieur à 2 et dans 24% il est supérieur à 3. Si les chercheurs avaient réussi à maintenir l’INR entre 2 et 3 durant la totalité de la durée de l’étude, il n’y aurait probablement pas eu de différence statistique entre les deux bras de l’étude. Dans l’étude de Meyer 6, l’INR cible est atteint durant 41 % de la durée de traitement; dans des études concernant des patients non cancéreux, des valeurs de 61% à 63% sont obtenues 7. Ceci conforte l’hypothèse des auteurs que l’obtention et le maintien des valeurs INR optimales chez des patients cancéreux sont plus difficiles que dans d’autres populations d’étude.

Une deuxième réflexion qui s’impose pour cette étude comme pour d’autres au sujet de l’utilisation des HBPM, est l’administration de celles-ci par le patient ou par son entourage. Ceci améliore l’indépendance et la qualité de vie du patient et réduit le coût du traitement. Dans une étude de Harrisson 8, seuls 2/3 des patients y semblaient disposés. Dans cette étude, le nombre monte à 94% dans le bras daltéparine. Il faut cependant mentionner que seuls 78% des participants potentiels à l’étude étaient d’accord d’être inclus dans cette étude.

Pour terminer, notons que la mortalité est similaire dans les deux bras de l’étude: 90% des personnes décèdent des suites du cancer. Le bénéfice des HBPM comparées aux anticoagulants oraux est donc limité à une réduction de 26% de la fréquence des thrombo-embolies veineuses avec un risque hémorragique identique.

Prévention idéale?

Cette étude attire notre attention en premier lieu sur la fréquence élevée des thrombo-embolies veineuses chez des patients cancéreux: une incidence augmentée de 1,3 à 3,2 fois par rapport à celle de la population générale. La mortalité pour cette pathologie est également deux fois plus élevée que chez des patients non cancéreux 4. Ceci contribue non seulement à détériorer la qualité de vie du patient mais augmente également les coûts de façon importante. L’usage de toute forme de traitement anticoagulant prolonge la durée de vie du patient et en améliore la qualité. Les HBPM administrées par le patient ou son entourage direct, donnent des résultats nettement meilleurs que ceux des anticoagulants oraux, sans majoration du risque hémorragique.

L’utilisation au long cours de ces thérapies (anticoagulants oraux ou HBPM sous-cutanée) n’est cependant pas (encore) habituelle, dans notre pays, en oncologie. Le généraliste devra, éclairé par cette étude, évaluer pour chaque patient cancéreux individuellement, l’intérêt d’inclure, dans la prise en charge thérapeutique, une HBPM sur une longue durée (à vie). La décision d’administrer ce traitement moins agréable et non sans risque, se prend en intégrant les considérations éthiques, les attentes du patient, la qualité de vie, le degré de dépendance, l’entourage du patient et le choix personnel du patient.

Conclusions

Cette étude montre qu’en prévention secondaire de la thrombo-embolie veineuse chez des patients cancéreux qui en ont présenté récemment une, les héparines à bas poids moléculaires sont plus efficaces et aussi sûres que les anticoagulants oraux.

 

Références

  1. Hillen HFP. Thrombosis in cancer patients. Ann Oncol 2000:11:273-6.
  2. Jilma B, Kamath S, Lip GY, et al. ABC of antithrombotic therapy: Antithrombotic therapy in special circumstances. IPregnancy and cancer. BMJ 2003;326:37-40.
  3. Elting LS, Escalante CP, Cooksley C, et al. Outcomes and cost of deep venous thrombosis among patients with cancer. Arch Intern Med 2004;164:1653-61.
  4. Kakkar AK, Williamson RC. Antithrombotic therapy in cancer. BMJ 1999;318:1571-2.
  5. Elting LS, Escalante CP, Cooksley C, et al. Outcomes and cost of deep venous thrombosis among patients with cancer. Arch Intern Med 2004;164:1653-61.
  6. Meyer G, Marjanovic Z, Valcke J, et al. Comparison of lowmolecular- weight heparin and warfarin for the secondary prevention of venous thromboembolism in patients with cancer. Arch Intern Med 2002;162:1729-35.
  7. Kearon C, Ginsberg JS, Kovacs MJ, et al. Comparison of low-intensity warfarin therapy with conventional warfarin therapy for long-term prevention of recurrent venous thromboembolism. N Engl J Med 2003;349:631-9.
  8. Harrison L, McGinnis J, Crowther M, et al. Assessment of outpatient treatment of deep-vein thrombosis with low-molecular- weight heparin. Arch Intern Med 1998;158: 2001-3.
Prévention de la récidive thrombo-embolique chez le patient cancéreux



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