Revue d'Evidence-Based Medicine



L’intuition des patients peut-elle être utile pour le traitement médical en première ligne ?



Minerva 2023 Volume 22 Numéro 6 Page 153 - 156

Professions de santé

Médecin généraliste, Psychologue

Analyse de
Stolper CF, van de Wiel MW, van Bokhoven MA. Patients’ gut feelings seem useful in primary care professionals’ decision making. BMC Primary Care 2022;23:178. DOI: 10.1186/s12875-022-01794-9


Question clinique
Comment les professionnels de santé de première ligne reconnaissent-ils et évaluent-ils l’intuition des patients, et comment cette intuition influence-t-elle leur raisonnement clinique et leur action ?


Conclusion
Comment les professionnels de santé de première ligne reconnaissent-ils et évaluent-ils l’intuition des patients, et comment cette intuition influence-t-elle leur raisonnement clinique et leur action ?


Contexte

En 2010, Minerva a publié une analyse d’une synthèse méthodique montrant que l’intuition du médecin et l’anxiété des parents sont des arguments importants pour confirmer une infection grave chez l’enfant dans un contexte de première ligne de soins, en particulier si d’autres informations y sont associées, par exemple une forte fièvre, de la cyanose, une respiration rapide, une mauvaise circulation périphérique et des pétéchies (1,2). L’intuition des médecins généralistes s’est également révélée précieuse chez les patients souffrant de dyspnée ou de douleurs thoraciques (3,4). À l’hôpital aussi, l’intuition des médecins joue un rôle important dans la prise de décisions médicales (5). La question de savoir si l’intuition des patients peut également contribuer au raisonnement clinique du médecin (généraliste) a été moins bien étudiée (6). Par exemple, on ne sait toujours pas dans quelle mesure les médecins généralistes et les autres professionnels de la première ligne reconnaissent, évaluent et intègrent l’intuition des patients dans leur prise de décision. 

 

 

Résumé

Population étudiée 

  • échantillonnage ciblé, les participants potentiels ayant reçu un courrier électronique ou un appel téléphonique les invitant à participer à l’étude ; la méthode boule de neige a été utilisée pour élargir un groupe initial de participants potentiels
  • finalement, inclusion de 8 médecins généralistes néerlandais et de 5 médecins généralistes belges, de 13 infirmier/ères exerçant en médecine générale et infirmier/ères de triage néerlandais/es et de 4 accueillant(e)s de postes de garde de première ligne belges.

 

Protocole de l’étude 

Étude qualitative (6)

  • par le biais d’entretiens semi-structurés, on a demandé aux participants s’ils reconnaissaient l’intuition des patients et de quelle manière, et quel rôle elle jouait dans leur raisonnement clinique et dans la prise en charge médicale ultérieure ; les entretiens ont été menés en face à face ou par téléphone, individuellement ou en petits groupes de deux ou trois personnes
  • tous les entretiens ont été enregistrés en audio, retranscrits textuellement et codés avec une analyse descriptive du contenu dans laquelle les thèmes principaux et les thèmes supplémentaires ont été déterminés par un processus itératif jusqu’à ce que la saturation soit atteinte ; tous les membres de l’équipe ont participé à la discussion sur les codes, les concepts et les thèmes.

 

Résultats 

Cinq thèmes ont été trouvés :

 

1. Reconnaissance et différence

Presque toutes les personnes interrogées reconnaissaient le « sentiment d’inquiétude ou de tranquillité » du patient comme son intuition. Certains médecins généralistes ont observé des similitudes entre l’intuition des patients et leur propre intuition, mais les patients s’appuient moins sur l’expertise médicale et s’expriment moins avec le jargon médical.

2. Formulation et expressions des patients

Presque tous les participants reconnaissaient l’intuition des patients grâce à des signaux verbaux, à la communication non verbale et au paralangage. La formulation mettait l’accent sur « la confiance ou la méfiance à l’égard de la situation » ou « un changement par rapport au schéma normal ». Les patients s’exprimaient de manière non verbale par des nuances dans la voix et par le langage corporel.

3. Valeur perçue de l’intuition des patients

Plusieurs facteurs jouent un rôle dans l’estimation de la valeur de l’intuition des patients ou de leurs proches par les professionnels de première ligne. Ces derniers, selon le cas, adoptent l’intuition des patients ou prennent en compte leur propre intuition et celle des patients.

4. Répondre à l’intuition

Il arrive que l’intuition des patients incite à poser des questions supplémentaires ou à reconsidérer un diagnostic. Parfois également à donner de plus amples informations pour rassurer le patient. Pour certains médecins généralistes, l’intuition des patients les incite aussi à prescrire plus rapidement des antibiotiques.

5. Utilisation proactive de l’intuition

En interrogeant précocement le patient sur son intuition, on peut faciliter le contact et la conversation. Certains médecins généralistes vérifient l’intuition des patients à la fin de la consultation. 

 

Conclusion des auteurs

En général, les prestataires de soins en première ligne considéraient que l’intuition du patient était utile parce qu’elle pouvait contribuer à leur raisonnement clinique et favoriser leur compréhension en profondeur du problème du patient. L’étape suivante pourrait consister à interroger les patients eux-mêmes sur leur intuition et à en explorer la valeur clinique.

 

Financement de l’étude

Aucun financement n’a été mentionné.

 

Conflits d’intérêt des auteurs 

Aucun conflit d’intérêt n’a été mentionné.

 

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Les chercheurs ont utilisé à juste titre un échantillon ciblé pour obtenir une réponse plus variée à leur question de recherche. Des médecins généralistes et des infirmier/ères exerçant en médecine générale ainsi que des infirmier/ères de triage et des accueillant(e)s de postes de garde ont été recrutés dans deux pays européens. Hormis le ratio hommes/femmes, aucun détail n’est donné sur les prestataires de soins inclus. Il manque des données importantes, comme l’âge, les années de service, le contexte professionnel. Par conséquent, nous ne pouvons pas déterminer si l’échantillon était suffisamment représentatif. Il est possible que la plupart des médecins généralistes ont été recrutés dans une pratique de formation universitaire, qui accorde souvent plus d’attention à l’exploration des idées, des préoccupations et des attentes (Ideas, Concerns and Expectations, ICE) des patients. L’origine culturelle et le niveau de formation des patients de différents cabinets de médecine générale et/ou postes de garde peuvent également être des covariables importantes dont il n’a pas été tenu compte. Les patients très instruits qui parlent la langue maternelle du médecin peuvent mieux exprimer leurs préoccupations. 
Une autre lacune importante de cette étude est que les chercheurs ont initialement recruté des professionnels de santé dans leur propre cercle professionnel de connaissances. En raison notamment du fait que tous les chercheurs étaient des médecins généralistes, cela peut avoir causé l’ignorance ou l’interprétation de manière unilatérale de certaines nuances dans les réponses. Cela a pu limiter la validité interne de la récolte de données. Pour des raisons logistiques, les entretiens individuels ont été menés en face à face et par téléphone. Peu de détails sont connus à ce sujet : Comment était la distribution ? De quelle durée étaient les appels téléphoniques ? L'absence de ces données ne nous permet pas de nous prononcer sur la qualité des entretiens, comme la profondeur des conversations téléphoniques. Peut-être étaient-ils trop courts et n’allaient-il pas assez dans le détail. Pour la triangulation et donc la fiabilité des résultats, il aurait certainement été judicieux d’ajouter des groupes de discussion de médecins généralistes et des groupes de discussion de médecins généralistes et d’infirmier/ères.
L’article décrit clairement comment les données ont été analysées. Les chercheurs ont utilisé l’analyse de contenu qualitative. Un chercheur qui a codé les citations a été aidé de manière critique par un deuxième chercheur. Dans un processus itératif, un cahier des codes a finalement été élaboré avec l’ajout de nouveaux thèmes jusqu’à la survenue de la saturation. Tous les chercheurs ont participé à la discussion sur les codes et les thèmes. Dans la publication, il y a suffisamment de citations pour étayer les différents thèmes. On ne sait toutefois pas dans quelle mesure ces citations proviennent de différents médecins généralistes ou infirmier/ères, ni si elles concernaient le cabinet de médecine générale ou le poste de garde.

 

Évaluation des résultats

L’intuition était facilement reconnue, et la plupart des prestataires de soins considéraient l’intuition des patients comme une source d’informations utile pour communiquer avec les patients et comme une aide pour le raisonnement clinique. Les prestataires de soins se sentaient clairement capables de remarquer les formulations et les expressions en rapport avec l’intuition des patients. L’intuition implique généralement la confiance ou la méfiance vis-à-vis d’une situation ou la perception de changements dans des schémas considérés comme normaux. Les prestataires de soins décèlent l’intuition du patient à travers sa voix ou son langage corporel. Ils essaieront d’abord de savoir pourquoi un patient est inquiet, en évaluant la validité de l’intuition du patient par rapport à leur connaissance du contexte du patient et à leur propre évaluation de la situation. Cela peut parfois conduire à une remise en cause du paysage diagnostique et à un ajustement de la stratégie médicale. L’intuition peut être explorée au début de la consultation, et elle améliore souvent la communication avec le patient, ou elle peut émerger à la fin de la consultation. Il est regrettable que, dans les résultats, aucune distinction n’ait été faite entre le poste de garde, où le patient n’est généralement pas encore connu, et le cabinet de médecine générale, qui entretient parfois déjà une bonne relation de confiance avec le patient. 
Malgré tout, ces données qualitatives livrent un tableau intéressant de l’intuition des patients du point de vue du prestataire de soins. Cela ouvre la porte à une étude qualitative plus poussée dans laquelle les patients eux-mêmes pourront être interrogés sur leur intuition : Comment les patients expriment-ils leur intuition ? Se fient-ils à leur intuition ? Se sentent-ils pris au sérieux par les prestataires de soins ? Contrairement à la recherche sur la valeur diagnostique de l’intuition des médecins, nous savons actuellement peu de choses sur la valeur diagnostique de l’intuition des patients. L’anxiété de la mère d’un enfant malade semble toutefois un bon indicateur d’une maladie grave (rapport de vraisemblance positif (positive likelihood ratio, LR+) de 14,40 avec IC à 95% de 9,30 à 22,10) dans un contexte où la prévalence est faible (1,2).

 

Que disent les guides de pratique clinique ?
Il n’existe pas de guides de pratique clinique sur ce thème, et il ne faut pas non plus en attendre. Il est vrai que dans la formation des médecins (généralistes), des infirmier/ères et des autres prestataires de soins, une grande attention est portée à l’intuition du patient lors d’une consultation.

 

 

Conclusion de Minerva 

Cette étude qualitative auprès de médecins généralistes, infirmier/ères et accueillant(e)s de cabinets de médecine générale et de postes de garde montre que l’intuition des patients est reconnue et prise en compte dans la pratique médicale. En raison du recrutement sélectif, les données peuvent ne pas être suffisamment généralisées. Cette étude ne permet pas non plus de se prononcer sur la valeur diagnostique de l’intuition des patients. 

 

 


Références 

  1. Michiels B. Diagnostic ambulatoire d’infections sévères chez les enfants. MinervaF 2010;9(11):128-9.
  2. Van den Bruel A, Haj-Hassan T, Thompson M, et al; European Research Network on Recognizing Serious Infection investigators. Diagnostic value of clinical features at presentation to identify serious infection in children in developed countries: a systematic review. Lancet 2010;375:834-45. DOI: 10.1016/S0140-6736(09)62000-6
  3. Barais M, Fossard E, Dany A, et al. Accuracy of the general practitioner’s sense of alarm when confronted with dyspnoea and/or chest pain: a prospective observational study. BMJ Open 2020;10: e034348. DOI: 10.1136/bmjopen-2019-034348
  4. Van Den Biesen M, Stolper E, Coenen S, Van Royen P. Pluis- en niet-pluisgevoel bij dyspneu en thoracale pijn: wat is de diagnostische waarde van dit buikgevoel? Huisarts Nu 2021;50:50:172-8.
  5.  Van den Brink N, Holbrechts B, Brand PL, et al. Role of intuitive knowledge in the diagnostic reasoning of hospital specialists: a focus group study. BMJ Open 2019;9:e022724. DOI: 10.1136/bmjopen-2018-022724
  6. Stolper CF, van de Wiel MW, van Bokhoven MA. Patients’ gut feelings seem useful in primary care professionals’ decision making. BMC Primary Care 2022;23:178. DOI: 10.1186/s12875-022-01794-9

 


Auteurs

Poelman T.
Vakgroep Volksgezondheid en Eerstelijnszorg, UGent
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.

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